En s’alliant au nom et à la patte Wachowski, Netflix fait de nouveau l’événement avec une série originale aux moyens démesurés. Sense8, projet ambitieux et très attendu, n’a donc pas échappé à une critique tour à tour élogieuse ou sévère, rarement neutre. Tour de force pour certain-e-s, joyeux n’importe quoi pour d’autres, la seconde saison est déjà attendue comme la preuve d’un chef-d’œuvre ou la conclusion d’une débâcle. Pour en juger, petit retour sur cette première saison avec quelques spoilers en prime.

 

Constat évident fait au fil des ans : la filmographie Wachowski se présente en dents de scie. Pour chaque production, les avis divergent. Les réalisatrices, perçues comme des virtuoses incomprises, ou à l’inverse, des utopistes rébarbatives, laissent rarement leur public indifférent. En réalité, elles se retrouvent fréquemment à l’étroit. Avec un format cinéma de trois heures de pellicule grand maximum, elles tentent à chaque fois de caser les grandes thématiques humanistes qui leur sont chères. Un système dont les résultats ne sont malheureusement pas toujours probants.

Il était donc peut-être inévitable qu’à l’image d’un David Lynch et son Twin Peaks, Lana et Lilly profitent du cadre sériel pour enfin pouvoir développer leurs idées, prendre le temps et convaincre. Pour cette première saison, avec douze fois une heure au style très cinématographique – sans compter un budget juste en deçà de leurs blockbusters habituels – les Wachowski possèdent toute la latitude pour produire ce qui était annoncé comme leur grand come-back, et raviver leur aura.

 

Les cendres de nombreux défauts

Lors de la mise à disposition pour la presse des trois premiers épisodes de cette nouvelle saga à l’échelle mondiale, l’accueil est resté plutôt mitigé – voire foncièrement mauvais. Seul Télérama, dans la presse française, laissait le bénéfice du doute au reste de la saison à venir. Problèmes de rythme, longueurs, intrigue peu compréhensible, incohérences, naïveté ou clichés trop évidents sont évoqués. Force est d’admettre qu’en se penchant sur ces épisodes, on peut comprendre les réserves émises. D’un autre côté, elles sont probablement guidées par une vision tronquée d’une œuvre en réalité pensée comme un tout.

Sense8, créée par Lana et Lilly Wachowski (2015) © Netflix

Sense8, créée par Lana et Lilly Wachowski (2015) © Netflix

Ainsi, dès le premier épisode, nous faisons la connaissance d’une femme, assise dans les ruines d’une église, discutant avec un homme qui ne semble pas réellement là. Par son suicide – ou juste avant celui-ci –, elle donne naissance aux huit personnages principaux qui partageront leurs sens, expériences, pensées, sentiments, impressions, douleurs, histoires, vies et éventuelles leurs morts.

Sense8, ce sont ces huit personnages progressant vers un syncrétisme qui les rassemble en une entité unique et multiple à la fois. Sortes de mutant-e-s ou d’humain-e-s « amélioré-e-s », ils et elles peuvent se parler depuis des continents différents, intervenir dans le corps de l’autre ou projeter leur image à ses côtés ; mais surtout, ils et elles n’ont aucune idée de ce qui leur arrive. Sensibles, ces protagonistes doivent supporter et préserver leur cluster (ou groupe) d’une menace qui restera inconnue et invisible durant une grande partie de la saison.

Le fait d’être perdu-e lors de l’introduction et au fil d’une narration fragmentée est par ailleurs fréquent dans plus d’une œuvre de fiction. Mais ici, les pièces se mettent tout simplement en place progressivement.

Sense8, créée par Lana et Lilly Wachowski (2015) © Netflix

Sense8, créée par Lana et Lilly Wachowski (2015) © Netflix

En revanche, le côté un peu niais faisant parfois surface avec les fortes doses de bons sentiments en intraveineuse, les longueurs d’un récit tantôt explosif, tantôt très intimiste pendant de très longs segments, les stéréotypes culturels qu’incarnent les personnages : tout cela peut agacer à de multiples reprises. Mais ces réserves sont-elles vraiment le reflet de l’échec cuisant et définitif des Wachowski annoncé sur les réseaux sociaux ?

 

Le phénix obstiné d’un duo incomparable

Absolument pas ! Le fait est que – malgré les goûts de chacun-e et une adhésion ou non à la série et à ce qu’elle véhicule – les défauts relevés ne sont que des détails mineurs. Souvent étriquées au cinéma, ces utopistes parfois raillées pour leurs positions éthiques que sont les Wachowki ont pris des allures de vétéranes humanistes. Elles tentent à chaque nouvelle production de placer les idées qui leur tiennent à cœur avec plus ou moins de maestria ou de profondeur. Ainsi, Sense8 est peut-être l’arme ultime d’une pensée ayant pris le temps d’évoluer et de s’amender. Renaissant de leurs cendres et repensant leur discours, les sœurs affinent et simplifient constamment ces idées transversales à toutes les sociétés : d’un questionnement féministe ou sur le genre à une critique d’un capitalisme dévoyé, de l’idée d’une humanité plus pacifiste, tolérante à celle d’un certain mysticisme dépassant le réel que nous connaissons, elles tentent autant de dépeindre des avenirs sombres que les manières de les éviter.

Sense8, créée par Lana et Lilly Wachowski (2015) © Netflix

Sense8, créée par Lana et Lilly Wachowski (2015) © Netflix

À la lumière de ce constat et de l’évolution de la saison, ce qui n’était pas suffisamment maîtrisé dans Matrix, trop boursouflé dans Cloud Atlas et plus que superficiel dans Jupiter Ascending, trouve sa meilleure expression dans Sense8 qui atteint un équilibre convaincant. Bien sûr, les potentielles futures saisons détermineront si l’explosion est maîtrisée ou si le château de cartes finira par s’effondrer, mais les épisodes déjà tournés se suffisent à eux-mêmes pour un résultat prenant aux tripes, exaltant.

Les choix des acteurs-rices et localisations se révèlent essentiels. Certes, les protagonistes mettent en avant différents stéréotypes, mais tou-te-s peuvent bel et bien exister, et parfois même défier les attentes : la difficulté d’assumer son homosexualité en tant que star de l’écran au Mexique, face à une culture parfois violente et machiste ; la position de pouvoir d’une femme d’affaire coréenne pourtant mise de côté – par une hiérarchie patriarcale – plaçant toute sa rancœur rentrée dans ses poings ; le flic avec un complexe du sauveur reposant sur des visions qu’il doit taire pour rentrer dans le moule ; cette femme indienne ancrée tant dans une culture religieuse que scientifique incarnant la maigre présence féminine dans les sciences dites « dures » ; cette femme transgenre rejetée par sa famille et dans le même temps hackeuse de haut niveau épanouie dans son couple ; cette DJ traumatisée et désabusée, déconnectée du côté festif de la nuit ; ce braqueur à l’enfance plus que douloureuse se battant entre éthique personnelle et sensation d’être un monstre de violence tout comme son paternel ; ou enfin ce conducteur de bus de Nairobi, fan de Jean-Claude Van Damme, justicier dans l’âme voulant sauver sa mère séropositive à tout prix.

Sense8, créée par Lana et Lilly Wachowski (2015) © Netflix

Sense8, créée par Lana et Lilly Wachowski (2015) © Netflix

Tou-te-s représentent des réalités sociétales, des oppositions ou des exceptions. Tou-te-s sont caractérisé-e-s par une simplicité stéréotypique tout en développant une certaine complexité. Tou-te-s ne s’en tiennent pas à un manichéisme basique. Par ailleurs, leur talent d’actrices et d’acteurs est réel, rattrapant des dialogues parfois trop légers. Aucun-e acteur-rice n’est connu-e, mais ils et elles sont sans exception originaires du pays dans lesquelles les scènes ont véritablement été tournées (fait assez rare pour être signalé), ajoutant leurs vécus à celui de leurs personnages.

C’est cet ensemble, aussi simple qu’englobant, poétique que brutal, qui paraît tout bonnement sonner « juste ». Malgré la dimension de pouvoirs psychiques dépassant nos connaissances actuelles, chaque personnage semble concret, incarné, proche de nous et – même avec (voire grâce aux) variations de rythme – le contact s’établit immédiatement avec le public. Le spectateur ou la spectatrice devient au fur et à mesure le neuvième individu du dispositif, l’ambition étant clairement de nous faire entrer dans la danse des grandes questions trop souvent laissées de côté.

Sense8, créée par Lana et Lilly Wachowski (2015) © Netflix

Sense8, créée par Lana et Lilly Wachowski (2015) © Netflix

Si un mot devait définir la série, ce serait d’ailleurs celui de « contact ». Physique, mental, émotionnel, chaque personnage ne comprend pas nécessairement ce qu’il convient de faire ou même son propre dédale intérieur. Tous sont perdus et traumatisés d’une manière ou d’une autre. Mais malgré les frontières spatiales, temporelles, culturelles et morales, ils sont forcés d’apprendre à voir plus loin que leur ego. À entrer en contact avec d’autres parties du monde comme d’eux-mêmes, à se corriger ou s’encourager, s’entraider et se rapprocher.

Si toutes les œuvres de fiction appellent à un lien avec les protagonistes, c’est ici l’essence même de la série que de se connecter à l’autre, fictionnel-le ou non. Constater que la différence n’est pas si grande et que, quand bien même elle existe, elle n’est en rien une barrière. Elle propose une perspective positive sans pour autant tomber dans un angélisme malvenu dont ont pu pâtir, en partie, les œuvres passées des Wachowski.

Sense8, créée par Lana et Lilly Wachowski (2015) © Netflix

Sense8, créée par Lana et Lilly Wachowski (2015) © Netflix

Sense8 est une fresque à la composition complexe. Certain-e-s parlent de chef-d’œuvre et en effet, il est compliqué de rendre compte ici de la grandiloquence humaine qui l’anime, laquelle est servie par une technique impeccable. Grâce à un récit en mosaïque jouant sur l’espace – bien mieux mis en œuvre depuis Cloud Atlas et son jeu sur le temps  et un développement distillant goutte à goutte les indices c’est, en plus, la construction d’une proximité avec chaque personnage qui fait toute la différence pour toucher à l’empathie des spectateurs-rices.

C’est d’ailleurs peut-être le seul reproche qui, en définitive, peut être fait à la série : celui de trop vouloir faire ressentir – au plus grand nombre – les beaux sentiments qui animent les Wachowski. Mais loin d’être naïfs, et plus digestes qu’au sein des longs-métrages, ces sentiments et visions vitales méritent ce bel écrin qu’est Sense8 ainsi que douze heures de votre vie. Car si l’on dit que les voyages ouvrent à l’autre et au monde, Sense8 devient subitement la meilleure thérapie sur le marché contre l’aliénation et l’isolement pour celles ceux qui n’ont que leur petit écran à disposition. Douze heures c’est même trop peu pour huit perspectives méritant définitivement une saison deux.