L’histoire de notre héroïne prend place dans l’Angleterre du XIXe siècle, théâtre d’un foisonnement artistique singulier. Si les livres d’art nous offrent le récit détaillé des peintres réputés, pour l’immense majorité hommes, ils omettent souvent d’aborder l’importance de celles qui ont participé à leurs chefs-d’œuvre. C’est le cas pour Elizabeth Siddal (1829-1862), dont la beauté atypique et les talents ont laissé une empreinte sur le mouvement artistique qui lui est contemporain, le préraphaélisme.

 

Elizabeth Siddal est une jeune femme cultivée, une amoureuse des poésies d’Alfred Tennyson. Elle exerce la profession de modiste dans une boutique de Covent Garden, ce qui lui permet de vivre créativement et confortablement. Son quotidien bascule au cours de l’année 1849, le jour où un jeune peintre, Walter Deverell, franchit le seuil de son lieu d’activité. Admiratif, et même contemplatif devant sa beauté, il lui demande d’être son modèle. Elle prête ainsi ses traits au personnage de Viola dans La Nuit des rois en 1850. Le peintre lui permet ainsi de faire ses premiers pas dans le domaine artistique et de découvrir un monde qu’elle ne quittera plus.

Dante Gabriel Rossetti, Portrait d’Elizabeth Siddal, 1854, aquarelle.

Être modèle n’est guère une situation avantageuse ou envieuse pour les jeunes femmes de l’époque. L’assimilation de cette activité avec la prostitution est bien ancrée dans les mœurs, ce qui lui ôte tout attrait. Cette carrière nouvelle ne semble donc pas avoir pour vocation de perdurer. Cependant, la fréquentation de trois artistes novateurs au cœur de controverses incite Elizabeth Siddal à continuer dans cette voie. Il s’agit de William Holman Hunt, John Everett Millais et Dante Gabriel Rossetti. Ces jeunes esprits sont les fondateurs d’un mouvement nouveau, dont l’origine est une classique rébellion contre l’enseignement académique. En 1848, ils établissent la Pre-Raphaelite Brotherhood, et soutiennent des revendications spécifiques. Ces dernières sont définies par John Ruskin, théoricien et critique d’art, qui se fait le défenseur du groupe :

Ils s’efforcent en effet de peindre avec le plus parfait degré d’achèvement possible ce qu’ils voient en la nature, sans égard à des règles établies par une convention, et sans vouloir imiter en aucune façon le style d’aucune époque passée.1

 

Éternelle Ophélie

Thématiques religieuses, mythologiques ou littéraires sont au cœur de leur imagination et des compositions. La figure féminine récurrente fait l’objet d’une réflexion quant à sa représentation, mais également d’une certaine standardisation. Elizabeth Siddal devient l’un des modèles attitrés de la confrérie et participe à définir ce canon. Longue chevelure rousse, pose lascive, et regard à la fois mélancolique et tentateur deviennent les caractéristiques données aux femmes figées sur les couches picturales. La jeune fille est élevée au rang d’icône.

Une icône qui s’investit inconditionnellement dans son rôle de modèle. Durant l’hiver 1851, John Everett Millais fait appel à Elizabeth Siddal pour incarner le rôle d’Ophélie dans sa nouvelle composition. Le peintre met alors en place un dispositif cocasse afin d’obtenir une pose plus réaliste. La jeune femme, allongée dans une baignoire, est immergée dans une eau réchauffée par des bougies disposées juste en dessous. Énoncée ainsi, l’idée semble aussi ingénieuse qu’originale. Mais un tel procédé ne brille finalement pas par sa fiabilité, et ces séances de pose se soldent par des soucis de santé de la muse. En effet, les bougies, unique source de chaleur constante, se sont peu à peu éteintes. Millais, menacé par le père d’Elizabeth Siddal, se résigne alors à régler les frais honoraires du médecin. Et il n’a pas été perdant, puisque Ophélie apparaît comme l’un des plus beaux chefs-d’œuvre de la confrérie.

John Everett Millais, Ophélie, 1851-1852, huile sur toile, 76,2 cm x 111,8 cm.

John Everett Millais, Ophélie, 1851-1852, huile sur toile, 76,2 cm x 111,8 cm.

 

Une artiste, mais également une amante

Elizabeth Siddal ne se limite pas à la simple nomination de « modèle ». Elle est en effet également artiste. C’est sa rencontre avec Dante Gabriel Rossetti qui va déterminer cette évolution. Un beau jour de la fin de l’année 1849, celui-ci est en train de dessiner lorsque Walter Deverell fait irruption : « Vous ne pouvez pas savoir quelle stupéfiante beauté j’ai trouvée ! Sapristi ! Elle est belle comme une reine, magnifiquement grande, avec une silhouette adorable, un cou bien droit, et un visage aux traits les plus délicats et les plus exquis… Elle a des yeux gris et une chevelure éblouissante comme du cuivre…2 ». La rencontre entre les deux futur-e-s amant-e-s se fera le lendemain.

Elizabeth Siddal, vers 1860, photographie.

Subjugué par sa beauté, le peintre la représente dans plus d’une centaine d’œuvres. L’érotisme et le mystère émanent de ses multiples créations. L’attirance de Rossetti est telle qu’elle s’est inéluctablement transformée en une forme de possessivité. En 1852, il revendique Elizabeth Siddal comme modèle exclusif, annihilant toute tentative de rivalité. Cette forme d’« acquisition » de l’égérie du mouvement a participé à en précipiter la chute de ce dernier :

Durant ces années-là, de 1850 à 1854, Dante Rossetti se trouvait si souvent en compagnie de Lizzie Siddal que cela a pu aboutir à une rupture de la confrérie préraphaélite en tant qu’association de camarades.3

Réduite à sa condition de muse, Elizabeth Siddal se voit ainsi privée de tout libre arbitre. Rossetti s’octroie en effet le droit d’être seul à la peindre. Cette dernière, prisonnière du carcan constitué par son rôle de modèle, est obligée de poser sans prononcer un seul mot. Elle n’est pas en position de faire entendre sa voix, puisqu’elle risque de perdre sa notoriété nouvellement acquise en tant que muse, de même que les faveurs du peintre. La muse est tombée sous le joug de cet homme pour ses charmes et une promesse d’avenir, mais à quel prix ?

Siddal s’est rapidement entichée de Rossetti, malgré la possessivité dont il fait preuve. Très vite, elle lui montre ses prédispositions artistiques afin de capturer son attention. Elle devient ainsi la consœur du peintre et dévoile ses talents dans des productions graphiques et poétiques. Son choix de s’affirmer en tant qu’artiste est audacieux pour une femme dans cette société victorienne qui conditionne des maîtresses de maison ou des gouvernantes. La seule place sociale que peut espérer une femme dans le domaine artistique est en effet celle de muse.

Elizabeth Siddal, La Dame de Shalott, 1853, dessin au crayon et au stylo à l’encre noire et sepia.

Amie avec les cheffes de file des premiers mouvements féministes4, Elizabeth Siddal ne s’est pas cantonnée à ce que la société attendait d’elle. Elle a mis à mal les stéréotypes pour dépasser sa condition et devenir poètesse et artiste autonome :

Il suffit de voir le nombre de dessins et d’aquarelles qu’elle exécuta, sans compter les vers qu’elle écrivit, pour se convaincre sans peine de ses capacités intellectuelles. C’était en réalité une femme aux talents hors du commun et aux dons multiples.5

 

Une existence tourmentée

En plus d’être une artiste et une muse demandée, Elizabeth Siddal est aux prises avec de nombreuses afflictions. Fiancée depuis 1852 à Rossetti, elle doit faire face à de multiples rivalités féminines. En effet, le peintre multiplie les amantes parmi ses autres modèles, dont Fanny Cornforth ou Jane Morris. Le mariage tardant à être annoncé, ces nouvelles conquêtes sont perçues par Elizabeth Siddal comme des menaces pouvant la supplanter. Elle connaît le caractère volage de son fiancé, qui a « un besoin maladif d’affection et ne trouv[e] à le satisfaire nulle part ailleurs6 ». Et sa santé fragile ne fait qu’ajouter à ses tourments et ses préoccupations sentimentales. Elle aurait d’ailleurs usé de cette faible constitution pour faire appeler son fiancé auprès d’elle plus souvent qu’il n’était réellement nécessaire, et aurait ainsi cherché à l’arracher aux tentations de ses nouveaux modèles. Cette période de tromperie a profondément affligé notre héroïne, qui a entretenu une relation proche de l’obsession avec Rossetti.

Dante Gabriel Rossetti, Sancta Lilias, 1874.

Mais ses troubles de santé n’ont pas toujours été feints. Pour les soulager, elle use de laudanum7, une substance normalement utilisée pour calmer les maux dont elle souffre. Cependant, l’absorption répétée de ce produit n’arrange en rien son état de santé. Celui-ci décline à mesure que les années de fiançailles s’écoulent. Délaissée par un fiancé à la vie dissolue, l’artiste est de plus en plus fragilisée, autant physiquement que psychologiquement. Le destin tragique des héroïnes romantiques est-il en train de poindre à l’horizon ?

 

Une fin d’héroïne romantique

Dante Gabriel Rossetti épouse finalement Elizabeth Siddal en 1860. Ce mariage est l’aboutissement de huit longues années de fiançailles. Les raisons pour lesquelles le peintre a décidé, après une telle attente, de célébrer cette union sont inconnues. Compassion, remord ou sentiment d’obligation ? Chacun-e pourra se forger sa propre opinion. Certains livres d’art justifient ce mariage par le « complexe de Pygmalion, complexe selon lequel l’artiste tombe amoureux de sa propre création8 ». Rossetti avait en effet accompagné Siddal dans ses élans créatifs après leur rencontre, et il est concevable qu’il ait joué un rôle dans l’évolution artistique de cette dernière. Cependant, cette analyse réduit cette femme à la simple création d’un homme, injuriant ses capacités et son talent. La liberté d’interprétation est donc totale : libre à tout-e spécialiste d’établir une corrélation entre le mariage et un quelconque complexe de Pygmalion, et libre à tout-e amateur-rice d’envisager une autre conjecture.

Mais ce grand événement ne suffira pas à atténuer les souffrances de la nouvelle épouse. La maladie l’assaille de plus en plus régulièrement. Une addiction au laudanum engendrée par des années d’absorption aggrave son état, et cette union ne changera rien à ce fait. Sa santé et son esprit fragiles sont une nouvelle fois ébranlés lorsqu’elle donne naissance à un enfant mort-né. Ce malheur aura raison d’Elizabeth Siddal, qui s’éteint en février 1862.

Des conditions obscures entourent son décès, et diverses interprétations ont suivi pour satisfaire le besoin de compréhension de ses proches. La première soutient la thèse de l’accident. Les doses d’opium présentes dans le laudanum n’étant pas normalisées, une surdose est possible. Un élément recueilli sur la jeune femme contredit néanmoins l’interprétation précédente. Une note épinglée à sa chemise de nuit portant la mention « Prends soin de Harry » (son frère) aurait été retrouvée. Mais sa destruction, dans le même temps, ne permet pas d’assurer la véracité de ce fait. Acte volontaire ou simple accident ? Le mystère demeure entier, et Elizabeth Siddal a emporté avec elle ce dernier secret.

Dante Gabriel Rossetti, Beata Beatrix, 1864-1870, huile sur toile, 66 x 86,4 cm.

Rossetti lui rendra plusieurs hommages posthumes, témoignant de son attachement et de son potentiel sentiment de culpabilité. Elle est inhumée avec le corpus de poèmes qu’elle a rédigés depuis sa rencontre avec le peintre, lequel réalise Beata Beatrix de 1864 à 1872, une œuvre emplie de symbolisme. Dans cette ultime œuvre la représentant, elle est dépeinte nimbée de lumière en position de ravissement éternel.

Elizabeth Siddal a disparu dans la tourmente après avoir vécu dans l’ombre de son époux une décennie durant. Tout d’abord muse privée de liberté, elle est ensuite devenue la fiancée trompée et l’artiste peu reconnue, pour finir sa vie comme épouse meurtrie. Il était donc peut-être temps de parler d’elle, afin de la réhabiliter, et rappeler que derrière les récits des livres d’histoire se cachent parfois d’autres réalités.

 


1 Guillaume Morel, Les Préraphaélites de Rossetti à Burne-Jones, éditions Place des Victoires, 2013, p. 13.
William Holman Hunt, Pre-Raphaelitism and the Pre-Raphaelite Brotherhood, Macmillan, 1905, vol. 1, p. 198.
William Michael Rossetti, Dante Gabriel Rossetti: His Family Letters with A Memoir, Ellis, 1895, vol. 1, p. 175.
4 Anna Howitt (1824-1884) et Barbara Leigh Smith (1827-1891) sont des artistes britanniques qui ont formé The Ladies of Langham Place, l’une des premières organisations féminines et féministes de Grande-Bretagne.
5 William Michael Rossetti, Dante Gabriel Rossetti: His Family Letters with A Memoir, Ellis, 1895, vol. 1, p. 171 et p. 174.
6 Paul Franklin Baum, Dante Gabriel Rossetti: An Analytical List of Manuscripts in the Duke University Library, AMS Press, 1966, p. 126.
7 Le laudanum est une  préparation médicamenteuse à base d’opium, utilisée comme analgésique et antispasmodique.
8 Craig Faxon Alicia, Dante Gabriel Rossetti, Belfond, 2001, pp. 140-141.