À la terrasse d’un café parisien, Annabelle a eu le plaisir de discuter avec Morjane, une jeune étudiante en lettres engagée et passionnée, qui ne se lasse pas de partager sa vision de la lutte des classes et d’expliquer l’importance qu’elle porte à la bienveillance. Lassée de devoir se justifier d’être elle-même, Morjane, du haut de ses 22 ans, a décidé de ne plus se laisser dicter sa conduite. Récit d’un échange enthousiaste qui, pour quelques heures, semblait avoir arrêté le temps.
« En tant que femmes, aujourd’hui, nous avons l’impression d’avoir mille possibilités. Ce que l’on oublie de nous dire, c’est qu’elles ne nous sont accessibles qu’à condition de nous battre et de nous rappeler que nous sommes légitimes. »
Je rejoins Morjane à la terrasse d’un café parisien. Nos premiers échanges sont chaleureux, ponctués par nos rires. Pour elle, participer à cette série de portraits était un défi, une façon de sortir de sa zone de confort : « Je ne sais pas si mon histoire est singulière, mais je me dis que, moi aussi, j’ai peut-être quelque chose à partager. Je veux me prouver que je suis capable de parler, et surtout de me faire entendre. » Et effectivement, Morjane a pris le temps de se raconter un peu, de m’interpeller, alors que nos extrémités se congelaient dans l’air froid de l’hiver. Tout ça pour le plaisir masochiste de quelques cigarettes et d’une rencontre inoubliable.
Morjane a grandi en banlieue parisienne, à Bussy-Saint-Georges, une ville où « la richesse absolue du 77 se confronte à la pauvreté la plus visible ». Pour tenter de m’expliquer qui elle est, Morjane commence par me parler de sa mère, qui est infirmière libérale. Tunisienne d’origine, celle-ci est arrivée en France à l’âge de 6 mois, mais n’obtient la nationalité française qu’après la naissance de Morjane, à l’âge de 27 ans : « Il faut tout prouver pour obtenir tes papiers ici, et c’est un scandale car ma mère a travaillé toute sa vie en France. Après l’obtention de son diplôme, elle a eu des contrats précaires parce qu’elle ne pouvait pas être titularisée à un poste de la fonction publique… Si je remonte encore, mon grand-père était maçon, ma grand-mère faisait des ménages, et ces gens-là ne sont pas reconnus. Ils sont laissés à la marge tout en étant exploités. » C’est ce point de départ qui guide aujourd’hui chaque pas de la jeune étudiante. Morjane a connu ces problématiques toute sa vie, confrontée à ce sentiment d’injustice puisque certain-e-s de ses proches sont en attente de papiers depuis des années. Elle s’estime chanceuse car, contrairement aux générations qui l’ont précédée, elle ne s’est pas construite avec l’impression de devoir mériter sa place dans son propre pays : « Comme mon père était français, personne ne remettait en cause qui j’étais. Mais j’ai vu cela tout autour de moi, cette pression permanente : “Fais bonne figure”, “Ne te fais pas mal voir”, “Intègre-toi”. C’est d’une grande violence. »
La jeune femme m’explique comment, très tôt, elle s’est senti tiraillée par son identité. « Pour n’importe qui en France, je suis parisienne, mais pour les Parisien-ne-s, je suis une plouc de banlieue. C’est brutal à l’adolescence, et ça crée un sentiment d’exclusion. » Ce quotidien a sensibilisé Morjane à la lutte des classes. Au lycée déjà, la catégorisation officieuse qui lui est renvoyée au visage la fait réagir. C’est une époque difficile, au cours de laquelle elle ne comprend pas les dynamiques sociales qui se jouent ni les cases dans lesquelles on la met : « Je n’ai jamais réussi à me soumettre aux injonctions, celles qui concernent la féminité notamment. Je crois qu’au-delà du côté pratique de ne pas porter des talons toute la journée, j’ai toujours trouvé ça absurde et insidieux. »
En 2013, en fin de terminale, Morjane n’obtient pas son bac. Ses parents l’autorisent à le retenter en s’inscrivant en candidate libre l’année suivante, à condition de rentabiliser son temps. C’est ainsi qu’elle se retrouve à effectuer un service civique dans l’AFEV (Association de la fondation étudiante pour la ville), se concentrant sur des thématiques sociales et solidaires. Elle y expérimente la réalité difficile du milieu associatif, mais, lasse, décide d’emménager à Bordeaux. Là-bas, elle rencontre un garçon qui appartient à un groupe de musique, un univers qui l’a toujours intéressée. Elle s’occupe de la gestion du groupe, crée une association et chapeaute la communication et la gérance, le tout dans une situation financière précaire : « J’avais 17 ans, et ces mecs-là avaient dix ans de plus que moi. J’ai réalisé avec du recul qu’ils avaient complètement profité de la situation. » Pour autant, cette expérience pousse Morjane à assumer sa plume et sa passion pour le rap, et à écrire pour différents webzines : « À l’époque, je me suis demandé pourquoi les petits projets indé ne s’unissaient pas. Tout est catalogué et séparé, ce qui est dommage. J’aurais voulu joindre mon amour du rap et ma lutte militante. Finalement, on reproduit parfois les cercles fermés des systèmes desquels on tente de s’extraire. »
Aujourd’hui, installée à Torcy, Morjane étudie les lettres à l’université : « Mes professeur-e-s n’en peuvent plus de moi car ce qui m’obsède, c’est le classisme. Je ramène tout à ça, même Les Fables de La Fontaine ! », s’amuse-t-elle. Cette lectrice insatiable s’est épanouie entre religion et athéisme, entre traditions culturelles et liberté de choix. Pendant un instant, nous nous amusons de nos points communs alors que nous avons grandi à 800 kilomètres l’une de l’autre. Nos rires tapissent l’air, saturé de fumée. « J’aime la solitude. Malgré mes quelques relations amoureuses, j’ai toujours eu besoin de me retrouver, de savoir qui j’étais en dehors du regard de quelqu’un. La religion m’apporte des repères que je n’ai pas eus, la foi a toujours pris de la place dans ma vie, et je n’ai jamais cessé de croire. » Et ce rapport à la spiritualité est loin d’être anodin pour la jeune femme, comme son obsession pour la lutte des classes.
Deux ans plus tôt, elle me confie avoir fait une dépression grave. Un moment singulier de son existence durant lequel elle ne savait plus qui elle était : « J’ai passé une nuit à l’hôpital et en sortant, j’ai compris que j’avais besoin de renouer avec ma foi, avec l’Islam. Je me suis dit qu’il fallait que je dépasse la honte que j’avais de ma religion, liée à la stigmatisation omniprésente en France. J’ai décidé d’arrêter de me justifier. La religion m’a aidée à retourner aux sources, à me comprendre, à ne plus me sentir obligée de faire un choix pour déterminer qui je suis aux yeux des autres. » Nous discutons ainsi longuement des changements dans les milieux militants et féministes, et de la nécessité d’unir nos forces : « Je ne me retrouve pas dans de nombreuses associations féministes, je ne me sens pas forcément représentée. Je suis une femme française et musulmane. Et même si je suis adhérente de l’association Lallab – et admirative de son travail –, je ne suis pas toujours convaincue parce que tout cela reste un milieu parisien et fermé, auquel je ne m’identifie pas. »
Morjane est engagée et a à cœur d’être bienveillante. Après une période de révolte permanente vis-à-vis du racisme qu’elle a subi toute son existence, l’étudiante a décidé de rester fidèle à elle-même : « On n’est pas obligé-e d’avoir un avis sur tout, d’éduquer les gens constamment. En tant que femme musulmane, on attend de moi une sorte de perfection qui est irréalisable, y compris au cœur de ma propre communauté parfois, notamment sur les réseaux sociaux. » Pour Morjane, la question des droits des femmes doit être posée, et elle tente courageusement de continuer sa lutte tout en se protégeant. Selon elle, il y aurait beaucoup à dire sur les conséquences de la pression sociale et son lien à la santé mentale, laquelle ne doit jamais être discréditée à ses yeux.
« Cette espèce de dualité, c’est ce que j’ai toujours expérimenté : ni riche, ni pauvre, ni française, ni arabe, ni parisienne, ni provinciale, ni fille, ni garçon. » Après des années à tenter de se reconnaître ici ou là, elle a finalement décidé d’être, tout simplement. Notre échange semble avoir créé une bulle temporelle autour de nous. Sa sensibilité, sa sincérité, son envie de partager transportent notre discussion. Car si Morjane doute, elle est pourtant animée par une volonté incroyable : « Être une femme, c’est dur car violent, et en même temps, c’est aussi tellement de possibilités. Pour certain-e-s, il faudrait être tout à la fois… mais nous ne sommes qu’humaines après tout. »
Image de Une : Portrait de Morjane pour Deuxième Page, 2018. © Annabelle Gasquez