La résilience de nos mères est-elle un héritage ? Dans ce texte intime, Julie retrace les contours de traumatismes d’enfance, elle écrit les abus, le silence et la violence pour dénoncer tout haut ce qu’elle a vécu tout bas. Dans ces lignes, elle raconte la force, le courage et la résilience de celle qu’elle appelle « maman », et le long chemin parcouru pour réapprendre le sens du mot liberté.
La violence conjugale était le décor de mon enfance.
Insidieuse et imprévisible, elle se plaisait à prendre des formes variées. C’est de cette façon que la maltraitance se manifeste. Elle se complaît dans un travestissement polymorphique : injures, menaces, pressions, omniprésence tyrannique. Violence verbale, violences physiques, VIOLENCES.
Le divorce de mes parents avait déblayé le terrain pour que se creuse en moi un gouffre émotionnel. Vivre ensuite chez un homme malfaisant avait achevé la manœuvre. Et lorsque l’on a 8 ans à peine, que notre psyché cherche à se créer des repères et un cadre rassurant, c’est le monde entier qui ne semble plus tenir debout.
Dénoncer, porter plainte, libérer la voix paraissent composer l’unique échappatoire au chaos de semblables situations. Et pourtant, on a tendance à oublier que la peur handicape le passage à l’action. Peur des représailles, peur du jugement, peur de l’avenir, peur d’un procès qui nous discréditerait auprès de la doxa, peur pour l’enfant issu-e de cette union toxique.
La peur était la première cheffe de famille. Pourtant invisible, elle dictait nos lois, conditionnait nos choix, nous plongeait dans des insomnies dévastatrices et nous anéantissait sournoisement.
Le silence était le second chef de famille. Moins stimulant que la précédente, il prenait tout de même le relais quand elle disparaissait. Jamais très loin, il nous tendait la main pour nous engouffrer avec précaution dans les limbes du bonheur, de l’accomplissement et de la vie. Un silence qui rend sourd. Un silence qui fait perdre les sens.
Effacées, tremblantes, toujours dans une sordide alerte, ma mère, ma sœur et moi nous ressemblions dans un purgatoire qui nous maintenait faiblement éveillées.
Quand nous franchissions les murs de la maison pour intégrer l’espace social, nous arborions notre plus beau masque de faux-semblant pour se conformer aux lourdes règles des injonctions parce que, on le sait bien, l’intimité doit rester cloisonnée, qu’elle soit meurtrière ou non. Éviter la honte au détriment du bonheur, c’était notre plus gros challenge, celui qui nous pompait le peu d’énergie mentale qu’il nous restait.
Blotties dans ce mutisme commun et dans le handicap de la lutte, les jours s’enchaînaient et nous enchaînaient en même temps. Et pourtant, après plusieurs tentatives d’évasion ratées, ma mère n’avait pas renoncé. Elle fut prise par son plus ultime élan de survie. Telle une rescapée d’une apnée qui aurait trop duré, avec ses trois enfants, ses quelques bagages et une toute nouvelle faculté motrice, elle a fui les quatre murs tortionnaires. À une dizaine de kilomètres de l’antre de mes pires souffrances, nous avons réappris ce que signifiait « respirer » et mes poumons peuvent encore témoigner de leur deuxième naissance. Suite à la plus profonde bouffée d’oxygène de ma vie, mes sens sont réapparus aussi. Je réapprivoisais doucement la sérénité. La maison était au moins 5 fois plus petite que celle du malheur, mais mon esprit donnait l’impression qu’il entrait dans un espace infiniment libre.
Loin d’être une épiphanie, l’acceptation s’est construite petit à petit. La définition standard de la résilience implique la résistance au choc d’un métal. Et c’était bien la froideur et l’apparente intangibilité du passé que nous essayions de combattre. Cette renaissance n’a pas aboli les souvenirs de notre époque de femmes maltraitées. Elle n’a pas effacé en un coup de baguette magique l’épouvante qui nous habitait perpétuellement. Et pourtant, tel un virus bienfaisant, l’évasion qu’avait entreprise ma mère m’avait contaminée et dictait dorénavant mon existence. À la différence des anciennes, ces nouvelles lois me sont imposées par moi-même. Mes choix ne sont les propriétés de personne sinon moi-même et ne dépendent plus d’une figure dominante. Marionnettiste de mon avenir, je ne laisse plus jamais la peur et le silence rentrer dans sa configuration. Je les ai jetés dans les méandres d’un monde révolu et les remplace dorénavant par la détermination, génératrice de la parole et de l’écriture. L’effroi s’est transformé en colère contre les injonctions, le mutisme et le « chacun-e chez soi » malgré une pelouse toujours plus attirante à côté. Encore traumatisée de ce temps lointain, j’ai choisi de voir l’échappée de ma mère comme la plus grande émancipation de son existence et de la mienne, comme le plus beau et le plus heureux des symboles aussi. Je ne peux toutefois pas m’empêcher de me demander : « Et si nous étions encore chez lui ? » Mais à cette question qui n’envisage que des fins épouvantables, une réponse unique me vient : ce sont les hypothèses qui freinent l’action. C’est la plus belle idée que ma mère m’a transmise.
Image de une : Le jardin de mélancolie, une illustration de Rita Renoir, gracieusement confié à Deuxième Page dans le cadre de notre série « Résilience(s) ».