Céline Dominik-Wicker publiait en juillet 2019, aux éditions du Venasque, son recueil de nouvelles, Aux frontières de la norme, une œuvre à la limite du dérangeant, qui s’essaie à contester ce que l’on croit acquis. L’ouvrage n’arbore pas une réputation de lecture confortable, mais les lignes défilent avec aisance et installent des questionnements toujours fascinants. Ce recueil déclenchera très certainement quelques doutes, si ce n’est un bouleversement, chez quiconque s’y plongera.

 

En juillet 2019, Céline Dominik-Wicker prouvait que des créations contestataires, empreintes de thématiques aussi variées que militantes, ont encore leur place dans nos librairies, et sur nos étagères. Pourtant, peu de ces œuvres ont la chance d’être éditées, encore moins lorsqu’elles s’inscrivent dans la dystopie, la science-fiction ou la fantasy, et sont écrites par des femmes. Alors, lire Aux frontières de la norme est déjà, en soi, un geste politique. Cette publication répond sans aucun doute à un besoin de diversité du côté des auteurs-rices, qui plus est dans la littérature d’anticipation, mais elle comble également un vide encore trop important en matière de sujets traités. La diversité neurologique – autrement appelée neurodivergence ou neuroatypie – n’est en effet pas beaucoup abordée en fiction, fut-elle dystopique ou de SF. L’autrice prend le parti de redonner à ces thématiques leurs histoires, avec beaucoup de profondeur et de complexité. Il ne s’agit pas seulement d’aborder légèrement la différence, ou de la suggérer, mais d’entrer dans le cœur du sujet et d’en faire un élément central de la composition littéraire, avec un regard profondément pessimiste et dystopique. L’autrice est animée de la volonté assumée de déranger et de faire réfléchir : « Ce recueil s’inscrit, d’une certaine manière, dans une démarche cynique, au sens philosophique du terme, en s’attaquant à notre mauvaise foi et aux illusions qui nous construisent. » Et parmi ces illusions, au milieu de cette mauvaise foi, figurent toutes les excuses que nous trouvons pour rejeter ce qui ne nous ressemble pas.

Ainsi, l’autisme, parmi d’autres altérités à la norme (maladies, handicaps, etc.), devient ici ouvertement une monstruosité, dans des sociétés ayant poussé bien plus avant le polissage des personnes et des mœurs. Ce qui peut différer de l’homogène a disparu. Ce qui nous semble ordinaire ou acceptable devient inconvenant et condamnable. Tout effectue une embardée, quelque part du côté de l’inquiétante étrangeté. Rien ne va, et pourtant tout passe inaperçu aux yeux de la majorité. De quoi perdre la tête d’injustice et de frustration. L’on en arrive, par exemple, à considérer que la meilleure solution à la surpopulation est de supprimer les vies les moins utiles à la rentabilité. Le verdict est simple : les plus dispensables sont les « anormaux ». Cette obsession de la normalité régit toute la pensée manichéenne du Révélateur, dont le rôle est notamment de trouver les lieux où accueillir les personnes condamnées à être sorties de la société :

Il n’y a que la « norme » qui compte ! D’ailleurs, vous êtes-vous déjà amusé à chercher les antonymes de ce même terme dans un dictionnaire ? Vous n’y trouverez que des mots extrêmement péjoratifs comme « bizarrerie », « aberration » et « difformité ». Voilà bien qui prouve que l’être humain ne supporte pas ce qui va à l’encontre de la norme. Le contraire de la norme, c’est le mal. Vous êtes soit un normopensant, soit un monstre. Il n’y a pas de milieu. (p. 84, « Si vous le voulez bien »)

Les nouvelles, tour à tour contemporaines ou anticipatrices, interrogent les frontières de la morale et de l’éthique d’un monde pas si lointain du nôtre. De la loi aux vertus intimes, quelles limites considère-t-on comme absolues et infranchissables ? Quels cadres sont arbitraires et superflus ? En somme, qu’est-ce qui définit l’autre et l’interdit ? Ce qui est « normal » et « bien » n’allant pas de soi, la remise en question des frontières et fondements de ces notions revient à contester, en creux, leur essence profonde. Dans la foulée, explorer page après page l’amoralité et l’injustice force une prise de position du lectorat, un choix conscient sur des problématiques souvent non pensées – ou trop peu. Qu’aurions-nous fait à leur place ? Qu’est-ce qui est acceptable ou, au contraire, oppressif ? Qui sont les véritables monstres ?

Le style fluide et direct aide à l’immersion dans ces situations de malaise. Il prodigue également une sensation de familiarité. Fortes de cet avantage, les deux nouvelles ouvrant et concluant le recueil, bien que différentes, en constituent les piliers. Ce sont elles qui, principalement, content de véritables fictions. Il est de coutume de dire que le propos politique ou polémique, s’il est présent, ne doit pas prendre le pas sur l’histoire elle-même et doit plutôt s’y fondre. Or, les autres récits flirtent avec le monologue d’un personnage partageant et répondant à son propre raisonnement, apportant sa propre contradiction et ses relances face à une opposition silencieuse. Le dialogue tourne dès lors au réquisitoire, à l’essai prenant des allures de discussion aristotélicienne. L’on y perd la part de fiction – qui devient un prétexte –, tandis que l’intention de l’autrice transparaît, à mesure que la description de la situation se fait parfois artificielle et forcée. La nouvelle « L’Autre » est peut-être celle qui donne le mieux à voir ce phénomène. Sous couvert d’interroger un homme, un Mimésien – membre d’une race colonisatrice de la Terre – monologue longuement sur le sens de l’exploitation animale et l’abrutissement des populations humaines par les manipulations médiatiques et institutionnelles. Avec, pour seule issue, la volonté de pointer du doigt les écueils de l’humanité et sa responsabilité dans la destruction, puis la perte de son habitat, au profit de la rentabilité, de la corruption et du mensonge :

Vous n’avez pas tant été vaincus par une force extérieure que par vous-mêmes. Et vous avez tout perdu ce jour lointain où vous avez abdiqué votre humanité au profit de la Rentabilité, le jour où vous avez privilégié le mensonge à la vérité. Que d’exemples je pourrais vous donner pour prouver mes dires ! (p. 50, « L’Autre »)

Cette façon d’interroger et de proposer certaines idées en devient un rien brutale. Ce faisant, elle peut rebuter d’éventuel-le-s lecteurs-rices, déjà réticent-e-s aux problématiques abordées et se sentant, par ce procédé, contraint-e-s dans leur réflexion. Dans le même temps, cela a, à l’inverse, l’avantage de proposer une ligne directrice bien plus claire à un lectorat n’ayant pas le bagage pour creuser un implicite plus cryptique.

L’un dans l’autre, l’ensemble prend aux tripes par sa justesse et sa sensibilité, tout en soulevant les écueils incontournables de nos sociétés. Écueils qui pourraient aller en empirant et mener à diverses dystopies, plus tôt que beaucoup pourraient le penser si nous n’y prenons pas garde.

Mais c’est ce qui fait la richesse de notre système. Rien ne dépend de la décision d’un seul individu. Nous formons une entité constituée de plusieurs personnes dont aucune ne peut véritablement prévaloir d’un pouvoir supérieur aux autres. C’est un système égalitaire et équitable, une hiérarchie sans hiérarchie. Le rêve devenu réalité !

— Il n’en reste pas moins qu’on laisse à une personne le soin d’avoir des idées. […] À votre petit niveau, vous êtes Dieu. Seulement si vous le voulez bien. (p. 91, « Si vous le voulez bien »)

Et avec ça, l’angoisse d’un avenir qui serait à l’image de ceux que le recueil met en scène ; des univers despotiques sous couvert de solutions équitables et justes, et le pouvoir toujours aux mains des mêmes. Finalement, nous n’en sommes pas bien loin.

Aux frontières de la norme Couverture du livre Aux frontières de la norme
Les éditions du Vénasques
30/06/2019
198
Céline Dominik-Wicker
16,00 €

Quand ce qui vous parait normal devient hors norme, quand la réalité de votre quotidien bascule dans l'incongru, que reste-il de vos convictions, de votre morale et même de votre personnalité ? Qui devient monstrueux : l'Autre extérieur à soi ou l'Autre en nous-mêmes ? Quatre nouvelles qui vous prennent au dépourvu, qui font voler en éclats une vision unilatérale de la Norme.