Trente ans après le dernier volet, George Miller redonne vie à sa saga culte avec Mad Max: Fury Road, un long-métrage dont la forme prend celle de la beauté absolue. Suivant les lignes d’un récit post-apocalyptique élémentaire, le film tisse sa toile de démence sur fond de Dies Irae affolant, prônant un discours indubitablement militant, féministe et contemporain.

 

George Miller, 70 ans, revient à ses premières amours avec Mad Max: Fury Road (vendu comme le grand retour du cinéaste). Celles et ceux qui payeront pour les courses de voitures, l’envie délirante devenue réalité d’un mec jouant d’une guitare lance-flammes, ou un autre mangeant un lézard vivant au beau milieu du désert en auront pour leur argent. Mais ils et elles y trouveront bien plus encore. Trente-six ans après le film originel et Mel Gibson, le réalisateur australien semble atteint d’une extravagance remarquable, lui permettant à la fois de nous redonner goût au blockbuster tout en laissant enfin place à une héroïne digne de ce nom, bien loin de l’imposture hollywoodienne habituelle.

Mad Max: Fury Road, réalisé par George Miller (2015) © Warner Bros.

Mad Max: Fury Road, réalisé par George Miller (2015) © Warner Bros.

Alors que l’introduction nous plonge directement dans la dystopie post-punk-apocalyptique millerienne, d’une richesse impressionnante et sublimée par le travail du directeur photo John Seale et les décors de Colin Gibson, le préambule ne dure pas. Max (Tom Hardy) se fait emprisonner par les hommes d’Immortan Joe (Hugh Keays-Byrne), gardien tyrannique de la Citadelle, un empire patriarcal, asservissant la population en restreignant l’accès à l’eau, une denrée rare. Max, enchaîné, sert de provision de sang aux « war boys », de jeunes soldats aliénés par le lavage de cerveau qu’ils ont subi en grandissant.

En mission pour le tyran phallocrate dans un convoi de véhicules, tous plus déments les uns que les autres, Imperator Furiosa (Charlize Theron) décide soudainement de changer d’itinéraire, et de se rebeller contre le monstre misogyne qui lui sert de leader. Malgré lui, Max se retrouve embarqué dans la folle course-poursuite lancée pour rattraper la renégate, en tant que réservoir de sang mobile pour Nux (Nicholas Hoult), l’un des war boys. Le jeune garçon espère se distinguer et éventuellement mourir de façon assez honorable pour finir à Valhalla.

Furiosa a commis l’impardonnable en s’enfuyant avec les « épouses »-esclaves-mères-pondeuses d’Immortan Joe dans son camion-citerne, bien décidée à les sauver et les conduire vers la terre promise végétale de leur monde déserté, « the Green Place ».

 

Mad Max, le guerrier silencieux

Le pitch de Fury Road dit à peu près tout ce qu’il y a à savoir pour en comprendre les enjeux. Pourtant, si cela compose une grande partie du film – et le classe au-dessus de tout ce que l’on a pu voir récemment en matière d’action au cinéma –, le sous-texte est quant à lui bien plus stimulant pour les neurones.

Mad Max: Fury Road, réalisé par George Miller (2015) © Warner Bros.

Mad Max: Fury Road, réalisé par George Miller (2015) © Warner Bros.

Max est un personnage intérieur, il l’a toujours été. Dans sa version modernisée, l’homme est hanté par des visions de sa fille et de sa femme, en proie à une folie bien loin d’être douce. Sa voix est principalement OFF, et elle ne dure que le temps des présentations. Incarné impeccablement par Tom Hardy, Max passe l’essentiel de Fury Road à communiquer par onomatopées, ne reflétant en réalité que le fantôme de celui autrefois interprété par un Mel Gibson austère. Il n’a rien à dire. À l’instar du véritable rôle principal du film, Imperator Furiosa, qui est tout aussi avare en longs discours, se distingue pourtant de son double masculin par sa psyché encore saine, ou presque.

La guerrière féroce en quête de rédemption jouée par Charlize Theron a un but à atteindre, fermement animée par l’espoir. Non celui des optimistes, mais bel et bien celui des êtres humains qui n’ont pas encore renoncé à croire. Cette route droite et furieuse, comme un trait vers un horizon inconnu inévitablement dangereux, est finalement annonciatrice d’un simple aller-retour. Cet itinéraire tout tracé n’est que la matérialisation du cheminement intérieur de Furiosa vers sa délivrance.

 

Les femmes objectifiées comme symboles

Furiosa, en tant que figure féminine forte, éveille rapidement chez les spectateurs-rices une immense fascination, accompagnée de son lot de questionnements. Cette héroïne, aux caractéristiques genrées masculines, se révèle être plus qu’un personnage : elle personnifie le symbole de la sauveuse rédemptrice. Elle libère les femmes objectifiées, littéralement traitées comme de la marchandise, auxquelles on se réfère par le terme de « biens », dans un monde animé par la cruauté absurde des hommes, bêtes fanatiques et forcenées.

Lors de la première apparition des « épouses », George Miller joue d’un double discours et d’une double perspective, entre bourreau et victime, en donnant à Max la vision de créatures irréelles se lavant dans une oasis paradisiaque (alors qu’elles sont en réalité en train de se défaire de leur ceinture de chasteté). Cette anomalie anachronique dans un univers futuriste vient nous rappeler l’objectification féminine à l’ère contemporaine, plus insidieuse. Mais le mirage ne dure pas longtemps, car derrière les objets supposés et ainsi montrés à Max, se cachent des femmes violées, vendues, esclavagées, violentées, qui tentent de fuir Immortan Joe, et tous les hommes en général (l’autrice des Monologues du Vagin, Eve Ensler, était consultante sur le tournage, et a beaucoup discuté avec les actrices des conséquences des violences sexuelles chez les femmes).

Telles des Parques alternatives que l’on aurait décidé d’enchaîner, celles qui furent autrefois les maîtresses du destin de l’humanité, contrôlant la vie et la mort à leur gré, ne sont ici que de la chair à canon. Quasi désincarnées, elles n’ont plus aucun contrôle, si ce n’est sur leur propre corps une fois libérées. Le cinéaste australien décide d’amener les spectateurs-rices en terre inconnue, puisque, généralement, le scénario d’un film d’action ne va pas au-delà des personnages stéréotypés qui le composent – et répondent parallèlement aux attentes d’un public préformaté. George Miller, lui, décide de leur donner vie et tente de les humaniser.

Mad Max: Fury Road, réalisé par George Miller (2015) © Warner Bros.

Mad Max : Fury Road, réalisé par George Miller (2015) © Warner Bros.

Malgré une impression de manque quant à l’écriture des personnages, la figure de Furiosa, elle, apparaît curieusement incarnée, avec une profondeur inattendue. Fury Road ne s’embarrasse pas de longs dialogues explicatifs adressés directement au public, et c’est tant mieux. Il compte sur son observation attentive des détails. Les demoiselles en détresse, ces « épouses », n’ont ici besoin d’aucun homme pour les sauver. Il s’avère même que les protagonistes leur venant en aide sont essentiellement des femmes, avec une philosophie assez claire : « One man, one bullet ». Furiosa mène une révolution contre le patriarcat, et conséquemment le modèle capitaliste, qui dans cette réalité a tout bonnement fini par faire des femmes un bien d’échange.

Le voyage de Furiosa est une lutte contre la pensée dominante du monde qui l’entoure, celle qui a, semble-t-il, détruit l’humanité et créé le chaos. Si Max fait à terme partie de ce soulèvement, ce n’est que parce qu’après différentes péripéties, il réussit finalement à prouver sa fiabilité et est donc autorisé à devenir un véritable allié pour la création d’un système alternatif, loin des extrêmes. « Who killed the world ? », demandent régulièrement l’Imperator et ses compagnonnes de route. La réponse, bien qu’implicite, se trouve dans les yeux de Max.

 

Mater dolorosa Furiosa, une figure féministe de la douleur

L’image de Max crucifié à l’avant d’une voiture au début du film n’est pas la seule représentation biblique exploitée par George Miller. En tout point, Furiosa incarne une autre illustration bien connue de la religion : la « mater dolorosa ». Quoique le sens du terme changea sensiblement au cours de l’histoire, il s’agit généralement de la « figure archétypale de la mère éplorée par la mort de son enfant ». Si Furiosa ne pleure aucun enfant réel, elle n’est pourtant pas étrangère au concept.

Il est important de noter que Furiosa est née au sein d’une matriarchie. Il n’y a pas de hasard. Le tableau qu’est en train de peindre le réalisateur ne laisse que peu de doutes sur sa portée. Si l’on ne sait pas comment, après son enlèvement, la guerrière a pu finir commandante, à la tête d’une armée d’hommes, nous ne pouvons qu’imaginer l’horreur que fut son existence. Cette notion de « mère de douleur » est ainsi repensée par Miller à une nouvelle échelle, où « mater » désigne les femmes, au-delà de leur rôle de génitrices, en tant qu’êtres humains, et « dolorosa » la souffrance féminine d’une identité arrachée, que l’homme s’est réappropriée.

Mad Max: Fury Road, réalisé par George Miller (2015) © Warner Bros.

Mad Max: Fury Road, réalisé par George Miller (2015) © Warner Bros.

Furiosa représente bel et bien la personnification de la douleur, que ce soit par ce que l’on devine de son passé ou ce que l’on sait de son présent. Cette émotion fut d’ailleurs longtemps associée à des figures féminines, comme si dans l’inconscient collectif, les femmes avaient toujours été plus sensibles à l’affliction. Ce sentiment de tourment et de souffrance conjugué au féminin a un rôle clé dans Fury Road.

Il semblerait que pour la première fois dans un film, la femme qui a souffert de l’ignominie d’un homme n’ait pas nécessairement de volonté de vendetta. C’est un fonctionnement de pensée traditionnellement extrêmement masculin que de vouloir se venger aveuglément, comme une bête assoiffée de sang (et la violence glorifiée des hommes dans Fury Road en est la preuve). Furiosa, combattante au corps mutilé, est en quête de rédemption, non de revanche. Elle est la victime directe d’Immortan Joe, et pourtant, son désir n’est pas tant de lui arracher les parties génitales que de retrouver ses alliées, de se reconstruire et plus tard dans le récit, de bâtir un monde nouveau.

Mad Max: Fury Road, réalisé par George Miller (2015) © Warner Bros.

Mad Max: Fury Road, réalisé par George Miller (2015) © Warner Bros.

Il n’y a donc aucun fatalisme chez Furiosa, aucune culpabilité malsaine créée par ses bourreaux. Elle redonne d’ailleurs de l’espoir à Max, coquille vide incapable de ressentir la moindre émotion, soudainement regagné par l’espérance muette d’observer la naissance de jours meilleurs. Si la douleur génère la fureur et les pleurs, les femmes, elles, font de leur souffrance une résistance contre l’absurdité et la violence humaine. Furiosa est telle une mère adoptive pour ses consœurs, une représentation de l’amour maternel et universel qui semble avoir fui la Terre, et d’une compassion qu’elle destine avant tout à ses semblables.

 

« La guerre, c’est la guerre des hommes »

Au-delà du rôle clé de Furiosa, que ce soit pour la narration du film ou la portée de son sens et la détermination du rôle de chacun des personnages (les cinq « épouses » incarnent un potentiel renouveau du système social, Max le hors-caste errant, Immortan Joe le modèle capitaliste et patriarcal dégénérant, Nux la victime de guerre, le fameux dommage collatéral, et ainsi de suite), ce parallèle entre une « mater dolorosa » contemporaine et les pleureuses de la Bible ouvre de nouvelles voies à l’interprétation.

Mad Max: Fury Road, réalisé par George Miller (2015) © Warner Bros.

Mad Max: Fury Road, réalisé par George Miller (2015) © Warner Bros.

En temps de guerre, la formule « mater dolorosa » avait pris le sens de mère de la patrie. « Les soldats morts à la guerre étant présentés comme des fils de la nation, les femmes deviennent [alors] des mères de la nation ». Il est ainsi intéressant de constater que dans le film, les cinq « épouses », pour certaines enceintes, ont laissé un message à leur cher mari sur les murs de l’habitation où il les gardait captives, avant de partir avec Furiosa : « Our babies will not be warlords », peut-on lire en lettres capitales blanches.

En 2015, les « mater dolorosa » ne pleurent plus pour leurs fils partis à la guerre, mais pour le destin de l’humanité et de tou-te-s ses enfants. Elles ne sont plus un simple thème destiné à alimenter les dissertations d’histoire de l’art, puisqu’elles reprennent le pouvoir et s’animent. De ces « mater dolorosa » éplorées, George Miller fait des « mater dolorosa furiosa » justicières. Et cet éclairage explicatif donne à la fin de Fury Road un sens fascinant et remarquable. Quand bien même rien n’est vraiment explicite, la scène finale de délivrance relativement ouverte (à des suites) laisse supposer que les femmes incarnent dès lors ces fameuses mères de la nation évoquées précédemment. Libératrices de leur peuple, de leurs fils et de leurs filles, elles amènent possiblement l’humanité vers un nouveau modèle de fonctionnement où rien ne justifierait l’ascendant autoproclamé des hommes sur les femmes.

 

D’aucuns diront que Mad Max: Fury Road n’est pas vraiment ce que l’on pourrait qualifier de « film profond ». Pourtant, son scénario fluide et son imagerie multiréférencée offrent un terrain fertile à l’analyse. En changeant la tendance d’un cinéma d’anticipation blockbusterisant qui préfère les révolutions technologiques (et essayant constamment de faire passer le moindre rôle féminin pour féministe) à l’aridité d’une Terre condamnée à souffrir, George Miller réalise ce qui est certainement l’un des meilleurs films de 2015. Visuellement virtuose, le long-métrage de l’Australien prouve à tous les prêcheurs de goûts aigris qu’il est encore possible de concilier divertissement sans complexe et discours intelligent.

 


Pour plus d’informations sur la figure et le thème de la mater dolorosa, n’hésite pas à consulter le site de Catherine Ruchon, autrice de « Mater dolorosa, une figure féminine de la douleur » et « Mater dolorosa et mater orba, les mères oubliées ».