Anita Traoré porte un combat dur mais nécessaire : la lutte contre l’excision. Elle-même victime de cet acte qui laisse voir le poids des traditions et leurs conséquences, elle a décidé de briser le silence qui entoure une ignoble réalité, celle de millions de filles et de femmes. Nous avons pu discuter avec elle de sa lutte et de ses campagnes de sensibilisation auprès du grand public, mais aussi de l’importance du dialogue pour faire avancer les choses. Un exemple de résilience, de force et de courage.

 

L’excision demeure un tabou. Même si, en Afrique, cette coutume barbare qui implique l’ablation du clitoris et/ou des lèvres vaginales est en baisse, elle n’a pas encore disparu. En 2014, l’Unicef a recensé 130 millions de victimes dans le monde. Les pays où cet acte est le plus répandu sont la Somalie, la Guinée, Djibouti et l’Égypte. Et malgré une certaine prise de conscience de la communauté internationale – en novembre 2012, l’ONU a enfin adopté une résolution contre les violences génitales –, 30 millions de filles risquent d’être excisées au cours de la prochaine décennie, selon un rapport de l’Unicef intitulé « Mutilations génitales féminines/excision » publié en 2013.

Alors, que faire pour endiguer ce fléau ? Comment faire comprendre à ceux qui la pratiquent que l’excision est une torture infligée aux femmes, et que ses conséquences sont physiquement et psychologiquement désastreuses ? La solution est d’en parler ! Anita Traoré, une Française d’origine guinéenne, fait partie de ces femmes qui ont osé briser le silence. Excisée à l’âge de 8 ans, elle a d’abord caché son histoire, pour finalement se délivrer de ce passé longtemps considéré comme honteux. C’est une fois adulte qu’elle comprend ce qui lui est arrivé. À la fois révoltée et déterminée, la jeune femme décide de fonder en avril 2014 l’association Chance et protection pour toutes, qui se bat pour les droits des femmes et contre les violences qu’elles subissent : les mutilations génitales féminines, mais également le mariage forcé, les viols, le harcèlement de rue…

Quand son amie Binta Diallo a lancé, cette année, la pétition « Excision : brisons le tabou, parlons-en à l’école », qu’elle a adressée à la ministre de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche Najat Vallaud-Belkacem, Anita Traoré a été parmi les premières à la signer : « Ce que lon veut, cest inclure ce sujet dans les programmes scolaires. Nous savons que cest ambitieux, mais il est nécessaire den faire un sujet fixe et non de se contenter de campagnes de sensibilisation éphémères comme cest le cas actuellement. »

En quelques mois, la pétition a récolté plus de 106 000 votes et le soutien de la ministre. Les deux femmes ont également lancé le hashtag #Brisonsletabou sur les réseaux sociaux pour appeler le monde entier à la mobilisation. Pour Anita Traoré, cela ne fait aucun doute : « Il est temps de mettre enfin des mots sur des maux. »

 

Qu’est-ce qui a déclenché votre envie de vous battre contre l’excision ?

À 8 ans, j’ai été excisée en Guinée, comme toutes mes sœurs et mes cousines. À ce moment-là, l’excision n’était évidemment pas mon combat. Je savais seulement que cela devait m’arriver tôt ou tard. Il faut savoir qu’en Guinée, 96 % des femmes sont excisées. Certaines le sont vers 3 ans, voire à quelques mois seulement. Je suppose que cet acte est le symbole de la pureté de la femme. En tout cas, lorsque j’étais enfant, personne ne m’a expliqué les fondements de cette tradition. Si tant est qu’il y en ait.

J’en veux beaucoup à mes tantes qui ont organisé ce triste cérémonial – sans anesthésie, bien sûr – qui m’a couté une partie de moi-même, et sans en parler à mes parents. Ma mère n’a jamais voulu que ses filles soient excisées. C’est lorsque nous sommes allées en vacances chez ma grand-mère que cela s’est produit. Sur le coup, on ressent une immense douleur. Puis, le temps passe, et l’on se dit qu’après tout, c’était peut-être juste normal.

Mais lors de l’accouchement de mon premier enfant, j’ai eu énormément de complications. Les médecins m’ont expliqué que c’était à cause de l’excision. J’ai alors pris conscience de la mutilation qui m’avait été infligée, et j’ai décidé de militer contre. Il y avait déjà plusieurs associations qui luttaient contre ce fléau, mais nous ne sommes jamais assez. Avec tout ce que l’on fait, on a pourtant encore du mal à stopper ces violences, notamment dans les pays de l’Afrique de l’Ouest, mais également en France.

 

Quelles sont les conséquences de l’excision ?

On me demande souvent s’il y a des répercussions sur les rapports sexuels. C’est une question à laquelle je ne peux pas répondre puisque je ne sais pas ce que c’est de ne pas être excisée. La seule chose que je peux dire, c’est qu’avant même d’accoucher, j’avais déjà des problèmes, comme des infections à répétition, des règles douloureuses, je faisais de la rétention urinaire, etc. Parfois, j’aimerais vivre dans le corps d’une personne non excisée pour voir la différence.

Les complications médicales à court et à long termes sont donc courantes, tout comme les effets psychologiques : cauchemars et anxiété, dépression, colère, perte de confiance, rancœur… Ces sentiments vous envahissent, mais ils doivent servir de moteur, de force et d’énergie pour mieux lutter contre l’excision. De toute façon, je ne peux plus revenir en arrière, la seule chose que je peux faire, c’est avancer et faire en sorte que d’autres ne connaissent pas le mal que l’on m’a imposé.

 

Selon l’Institut national d’études démographiques, il y aurait en France 53 000 femmes ayant subi une mutilation génitale féminine. Et 11 % de leurs filles seraient aussi concernées. Pourquoi la France n’arrive-t-elle pas à endiguer ce fléau ?

Parce qu’il y a encore trop peu d’actions de sensibilisation par rapport aux violences faites aux femmes en général. Très peu de personnes savent ce qu’est l’excision. On la confond parfois avec la circoncision.

Sur le sol français, elle n’est plus pratiquée. En revanche, des jeunes filles françaises sont envoyées dans leur pays d’origine pour être mutilées – souvent durant les vacances scolaires –, ce qui augmente le nombre de victimes d’excision dans notre pays. J’en ai rencontré plusieurs. Toutes se sentent évidemment trahies. Je dirais même encore plus que moi, car vivant en France et de culture française, elles ne pensaient pas un jour devoir subir une tradition aussi arriérée et patriarcale. Car c’est bien pour « être dignes d’un homme », et donc d’être mariées, que les jeunes filles se font exciser.

Une fois qu’elles sont de retour, j’en parle avec elles le plus possible, je leur propose des solutions, comme la clitoridoplastie, une chirurgie réparatrice prise en charge à 100 % par la sécurité sociale. Il n’y a d’ailleurs qu’en France que cette opération est remboursée en totalité.

 

Quand avez-vous fondé l’association Chance et protection pour toutes, et pour quelle raison ?

Il y a quelques années, ma petite cousine de 8 ans est décédée des suites de sévices sexuels. J’ai alors fondé mon association dans le but d’aider les jeunes filles victimes de violences. Depuis avril 2014, nous intervenons en Guinée, où nous organisons des galas de charité, ainsi que dans le centre de la France, où nous travaillons en étroite collaboration avec la Cimade (Comité inter mouvements auprès des évacués, ndlr), le planning familial et les missions locales. Notre démarche est d’aider toutes les femmes en difficulté que l’on nous envoie, que ce soit dans leurs démarches administratives ou au niveau moral.

Nous n’avons pas encore les moyens de financer des locaux. Je reçois des victimes de violences chez moi. Avant de les rencontrer, je sais déjà d’où elles viennent, de quoi elles souffrent, etc. Généralement, il s’agit de jeunes femmes qui ne parlent pas très bien le français. Mon travail consiste à comprendre un peu plus que les autres personnes qui les ont reçues avant moi ce qui leur est arrivé et ce dont elles ont besoin. La plupart ont été victimes de violences sexuelles ou d’excision. Je commence donc par leur parler de ma propre histoire et, au fur et à mesure des rencontres, un climat de confiance s’instaure. Je deviens en quelque sorte leur confidente.

 

Comment avez-vous rencontré Binta Diallo ?

Nous nous sommes rencontrées en 2010 lors du concours de Miss Guinée France, pour lequel nous étions toutes les deux candidates. L’une des épreuves consistait à défendre devant le jury un projet humanitaire à réaliser dans notre pays d’origine. Celui de Binta était de lutter contre l’excision. Elle a remporté la compétition, puis a participé à des campagnes de sensibilisation et est intervenue dans les médias guinéens pour informer la population.

Il y a six ans, l’excision était tabou en Guinée. Aujourd’hui, on ose un peu plus parler de cet acte, pourtant interdit par la loi depuis 2000. La République de Guinée, deuxième pays au monde où les femmes subissent le plus de mutilations génitales, a en effet ratifié plusieurs textes internationaux qui luttent contre ces dernières, comme le protocole relatif aux droits des femmes en Afrique, dit Protocole de Maputo.

Binta Diallo © DR

Binta Diallo. © DR 

Votre pétition « Excision : brisons le tabou, parlons-en à l’école » a récolté exactement 106 577 signatures. Vous attendiez-vous à un tel soutien ?

Pour ma part, pas du tout. J’ai vraiment été étonnée de l’ampleur qu’elle a pris. Je me suis rendu compte que ce fléau touchait beaucoup plus de personnes que je ne le pensais.

 

La ministre de l’Éducation nationale a répondu à la pétition, et le 11 mai dernier, vous avez rencontré Marie-Cécile Naves, conseillère en charge de la santé, du sport, du handicap et de l’éducation populaire auprès de la ministre. De quoi avez-vous discuté ? Avez-vous obtenu les résultats escomptés ?

J’ai discuté une bonne heure de la pétition et exposé de nouvelles propositions pour renforcer les mesures déjà prévues par Najat-Vallaud Belkacem. Madame Naves m’a assuré que l’excision serait intégrée à la nouvelle réforme des collèges, qui sera mise en place en septembre 2016. C’est lors des cours d’enseignement moral et civique, au programme depuis cette année, que les élèves pourront débattre, faire des jeux de rôle et échanger sur des sujets comme l’excision, le mariage forcé ou encore le respect de l’autre.

Nous avons aussi évoqué la possibilité pour mon association de signer une convention avec le ministère. Nous pourrons ainsi intervenir dans des établissements scolaires dans le but d’informer les élèves et, surtout, de les sensibiliser aux violences faites aux femmes en général. Comme je travaille dans un CFA (centre de formation d’apprentis, ndlr), j’ai également souligné le fait que ces institutions ne bénéficiaient pas des campagnes de sensibilisation de l’Éducation nationale. Cette remarque a été prise en considération par Madame Naves. Les CFA pourraient donc bientôt être concernés par les prochaines opérations.

Évidemment, toutes ces mesures restent à accomplir. Avec Binta, nous restons attentives et veillerons à ce que les engagements pris par le ministère se concrétisent.

« La discussion, l’éducation, sont la clé du changement. Mais je pense qu’on va y arriver, petit à petit. On se dirige vers la fin de l’excision », Inna Modja devant l'ONU, le 8 février 2016 au siège des Nations unies, à New York. © DR

« La discussion et l’éducation sont la clé du changement. Mais je pense que l’on va y arriver, petit à petit. On se dirige vers la fin de l’excision », a indiqué Inna Modja, le 8 février 2016 au siège de l’Organisation des Nations unies. © DR

La lutte contre lexcision est donc laffaire de toutes et de tous, et surtout de la jeunesse ?

C’est très compliqué aujourd’hui de dire que l’excision est l’affaire de toutes et de tous, puisque la plupart des gens ne savent pas réellement ce que c’est. Quant aux jeunes, lorsqu’on leur parle du problème de l’excision, on les sent perdu-e-s, voire décontenancé-e-s. D’où l’importance d’en discuter à l’école. J’ai d’ailleurs été très surprise lors de mes premières interventions en classe du grand intérêt dont ont fait preuve les élèves. Certain-e-s sont aussi venu-e-s me voir à la fin pour avoir plus d’informations sur mon association et savoir comment elles et ils pouvaient agir. Que l’excision s’inscrive dans les programmes scolaires serait donc un grand progrès.

 

Les politiques s’engagent (un peu), mais les artistes également. Cette année, à l’occasion de la journée mondiale de lutte contre l’excision, le 8 février, la chanteuse franco-malienne Inna Modja est venue témoigner au siège de l’ONU, à New York, de la mutilation qu’elle a subie quand elle était enfant. Un drame qu’elle évoque notamment dans le morceau Speeches, en duo avec Oxmo Puccino. La chanteuse et comédienne malienne Fatoumata Diawara a aussi dénoncé la pratique de l’excision dans sa chanson Boloko. Que pensez-vous de ces femmes artistes qui s’engagent dans cette lutte ?

Je les soutiens à 200 %, car c’est en libérant la parole que l’on va pouvoir prendre le pas sur ce tabou. Il faut continuer d’en discuter pour faire évoluer les mentalités, surtout en Afrique. En France, on peut parler de beaucoup de choses, mais dans certains pays comme la Guinée ou le Mali, c’est plus difficile. Grâce à leur notoriété et leur musique, ces artistes arriveront sans doute mieux que d’autres à réveiller les consciences – les populations étant généralement plus réactives et sensibles aux paroles d’une célébrité qu’à celles d’une personne lambda.

 

 

L’ONU espère éradiquer l’excision d’ici 2030. Pensez-vous que cela soit possible ?

Oui, mais ça va être compliqué. Ces dernières années, plusieurs actions menées par les associations, les ONG ou encore les gouvernements – en 2015, la Gambie et le Nigeria ont interdit l’excision – ont aidé à lutter contre ce fléau. Malheureusement, il reste du chemin à parcourir avant de l’éradiquer totalement et d’imposer aux pays qu’ils appliquent les lois. Car tant que la justice ne respectera pas les droits humains et ne condamnera pas les bourreaux, on n’avancera pas.

 


Découvre la page Facebook de l’association ainsi que la pétition en ligne « Excision : brisons le tabou, parlons-en à l’école ! »


Documentation supplémentaire :


Image de une : Anita Traoré et Binta Diallo. © DR