Interview avec la réalisatrice Julia Furer. Avec plusieurs documentaires à son actif, elle tente d’humaniser ses sujets, privilégiant la rencontre et l’émotion, sans jamais oublier la part poétique de la réalité de la vie.

 

Julia Furer fait partie de ces personnes que l’on croise exceptionnellement. La passion de cette cinéaste pour son art n’a d’égale que son talent. Âgée de 27 ans, elle a grandi à Bern, en Suisse. Après une expérience de photographe, des apprentissages au cœur du septième art et un premier diplôme dans les arts du cinéma à l’école d’art et de design de Lucerne, elle se lance à la Haute École d’art de Zurich où elle termine actuellement son master.

Son penchant pour le documentaire s’exprime pleinement dans celui qu’elle réalise pour valider son diplôme, Julian. Le récit fou et émouvant de cette rencontre, elle nous l’a racontée, ainsi que son long processus de recherche, entre sentiment et dévouement. L’histoire de Julian, qui vit depuis douze ans dans un vieil entrepôt dans lequel il fabrique des clavecins, elle l’a filmée durant trois ans. Loin de passer inaperçu, son moyen-métrage a fait le tour des festivals et a gagné de nombreux prix, jusqu’à taper dans l’œil de Variety.

Aujourd’hui cinéaste indépendante, Julia Furer continue son travail acharné et vit au Maroc où elle fait des recherches pour son prochain film. Elle a, depuis Julian, collaboré à deux autres documentaires. Retiens bien son nom, car tu l’auras lu ici en premier. Dans cette interview-fleuve, elle nous raconte son parcours, son engagement, sa situation de jeune réalisatrice, sa relation singulière avec Julian et son dernier projet, Bahija.

 

Tu peux m’en dire un peu plus sur toi ? Y a-t-il des lieux plus importants que d’autres à tes yeux ?

J’ai grandi dans une grande maison, dans la campagne suisse, avec mes frères et sœurs, et énormément d’animaux. Une enfance emplie de nature, de liberté et d’espace, laissant place à la créativité. Tout était possible, en tout cas, c’est comme cela que je le ressentais. Dès mon plus jeune âge, mes parents m’ont toujours dit de traiter les gens respectueusement et de ne jamais avoir d’a priori.

Nous étions très privilégié-e-s, car nos parents voyageaient beaucoup et nous emmenaient avec eux pour nous initier à de nouvelles langues, cultures et personnes venant du monde entier. Le fait d’être au contact d’autres vies ordinaires mais différentes, et de m’immerger dans d’autres cultures m’a toujours fascinée et influencée. Certainement que ma vision du monde l’a aussi été.

 

Comment ton métier de photographe a-t-il influencé ton activité d’autrice et de cinéaste ?

J’ai toujours été très visuelle, l’image est capitale pour moi, qu’elle soit en mouvement ou non. La façon de créer l’image et de montrer une information influence la vision des autres, la manière dont ils et elles vivent une photographie ou un film.

Être photographe m’a appris la patience et à avoir confiance en moi. Tu apprends à gérer différentes situations, les personnages, la luminosité, et les envies de tes client-e-s. Mais surtout, tu apprends à gérer les gens. Ceux sur l’image ou derrière l’idée. Tu dois faire preuve d’empathie, être confiant-e, drôle et sérieux-se à la fois, sans le laisser paraître. Et tu te confrontes aux mêmes obstacles en réalisant un film : l’analyse d’une émotion ou d’un moment, et la manière de les visualiser dans l’atmosphère adéquate.

 

Si l’on regarde toute ta filmographie, y trouve-t-on un thème commun ?

Quand je regarde un film, j’aime m’immerger dans un nouvel univers. Un film − et plus spécifiquement un documentaire − te donne de multiples possibilités en tant que cinéaste pour mettre en images et raconter une histoire. Mais que restera-t-il après le visionnage ?

J’aime quand les gens débattent à la sortie des films, les miens comme ceux des autres. Mon but n’est pas de pointer du doigt et de dire aux gens « C’est juste ou non », « C’est vrai ou faux ». Il s’agit plutôt d’ouvrir une porte sur un autre monde, de partager une émotion, un sentiment qui fait réfléchir sur ce que l’on vient de voir. Et je suppose que c’est ce que j’essaye de créer dans mes films aussi.

Dans Furer-Soldan, les gens ont été très émus, car la famille et le divorce sont des sujets vraiment personnels, mais auxquels beaucoup peuvent s’identifier. Mon film était comme la clé subjective d’un sujet universel.

Dans Julian, le public a pu s’immerger dans un monde et dans les pensées d’un homme qu’il ne connaissait pas et qu’il n’aurait probablement jamais rencontré de lui-même. Mais c’était encore là une manière subjective de traiter de sujets universels, tels la paternité, la société, le chez-soi et le sens de la vie, et c’est ce qui a touché le public et l’a laissé avec une trace émotionnelle.

 

Julian a d’ailleurs été particulièrement remarqué, surtout dans les festivals. Tu peux me parler de la genèse du documentaire ? Que raconte-t-il ? Comment as-tu travaillé dessus et pendant combien de temps ?

J’ai croisé Julian pour la première fois en 2012, alors que je prenais des photos d’une vieille gare de Zurich. C’est à cette même époque que j’ai commencé mon Bachelor of Arts in Video à l’école d’art et de design de Lucerne, au département art et design. Je l’ai vu marcher pas loin de chez lui, et quelque chose m’a intriguée. Je voulais apprendre à le connaître, et je suis rapidement revenue à la gare pour le chercher. C’était Noël, et bien que je ne sois pas croyante, voir une personne seule à cette époque froide de l’année m’a rendue triste. Je suis allée au supermarché pour acheter quelques mandarines, du chocolat et du pain, et j’ai frappé à sa porte, mais il n’était pas là. Une semaine plus tard, j’y suis retournée pour voir s’il avait pris le sac de courses, et il était présent. J’ai plaisanté et dit un truc du genre : « Tu as aimé le chocolat que je t’ai acheté ? » C’est à ce moment-là qu’il m’a invitée dans ce qui lui sert de maison.

Julian et Julia. © Julia Furer

Deux fois par semaine, j’allais lui rendre visite : on buvait un thé et on parlait de la vie. Après quatre mois environ, j’ai commencé à prendre des photos de lui avec mon appareil analogue, et au bout de six mois, je me suis mise à le filmer. Pendant trois ans.

Sans aide ni stratégie filmique, j’allais le voir sur mon temps libre. Je ne savais pas ce que les images que j’engrangeais auraient comme utilité, ni si elles en auraient une, ni même mon intention. Je savais simplement que je devais capturer la vie de cet homme et continuer à filmer.

Julian (2015). © Julia Furer

Après trois ans, et la disparition soudaine de Julian, j’ai dû décider d’un film de fin d’année pour mon bachelor, puisque j’étais arrivée au terme de mes études. J’ai donc choisi de partager l’histoire de Julian. J’avais tout fait moi-même, ce qui avait influencé ma vision. Je n’étais plus capable de regarder de façon neutre ce que j’avais tourné. J’ai donc recherché un monteur ou une monteuse qui serait en mesure de m’aider à structurer et filtrer le récit, et j’ai finalement trouvé Amaury Berger, qui a fait un super travail.

 

Il y a une sorte de poésie assez sombre, une tragédie dans tes histoires et ta manière de les raconter. Comment décides-tu d’un sujet plus généralement, et quelle est ta motivation principale lorsque tu filmes ?

Comparé à mes documentaires, je suis une personne très heureuse et joviale, et beaucoup de celles et ceux qui me connaissent ne s’attendent pas à ces histoires sérieuses et terribles. Mais, en général, ce sont les moments désespérés ou les sujets tragiques qui me touchent, qui m’intéressent et me donnent à penser. Souvent, sans m’en rendre compte.

Julian (2015). © Julia Furer

Mes projets ont tous débuté avec une rencontre. Je fais la connaissance de quelqu’un-e, j’écoute une histoire ou je visite un endroit où quelque chose a eu lieu. Quand ça me touche, je veux m’y accrocher. Le propager et le raconter avec ma subjectivité (mes mots), dans une photo ou un film. Il y a toujours un échange entre mon protagoniste et moi, ce qui engendre la confiance et crée une connexion. C’est très spécial et unique, c’est compliqué de rendre cette connexion perceptible.

 

Un documentaire peut-il être poétique ? N’est-ce pas paradoxal de montrer la réalité de l’existence à travers l’outil subjectif que la caméra peut être ?

Raconter une histoire à travers un documentaire est un moyen singulier de le faire. Le ou la consommateur-rice veut vivre « la vérité ». Mais qu’est-ce que la vérité, et comment peut-on la montrer ? S’il se met à pleuvoir au milieu d’un après-midi d’été, ressentons-nous tou-te-s la même chose et sommes-nous heureux-ses ? De même, quand l’un de nos grands-parents décède, sommes-nous tristes et désespérément touché-e-s de la même façon ou y a-t-il des sentiments supplémentaires et uniques dans chaque situation ?

Tous les sentiments éprouvés dans ces moments sont justes. Bien sûr, je donne des exemples personnels, qui sont toujours intimes, mais même un événement historique, comme la guerre syrienne, sera raconté de manières différentes en fonction de notre compréhension de la vérité et de l’authenticité.

Julian (2015). © Julia Furer

Il n’y a pas qu’une seule façon de raconter une histoire de manière véridique. Il y a plusieurs chemins pour la comprendre, l’appréhender, l’interpréter. Comme il y a plusieurs manières de renouer avec un sujet, de le présenter. Surtout de nos jours, il existe diverses présentations de la vérité dans un sens technique, grâce aux nouvelles technologies. Le cameraman ou la camerawoman décide quel détail on verra dans une interview. Les monteurs-ses et réalisateurs-rices déterminent combien de temps nous voyons telle ou telle chose à l’écran, et choisissent les images, les impressions ou les sons qui seront gardés.

Avec les nouvelles techniques de réalité virtuelle ou de films à 360°, on donne aux utilisateurs-rices le sentiment qu’ils et elles peuvent choisir de regarder tel ou tel endroit. On a l’impression d’être ailleurs et de vivre ceci en direct. Mais décide-t-on vraiment ? Est-ce que cet exemple est moins subjectif et plus réel que l’expérience classique du cinéma ? Je ne pense pas. La réalité de la vie ne sera jamais objective, elle passera toujours à travers un filtre subjectif.

Dans le monde du documentaire, il y a une quantité infinie de manières d’approcher un sujet. Chacun a son rythme, sa logique et son atmosphère. Donc il n’y a aucune règle qui indique à quoi doit ressembler un documentaire. Chaque cinéaste a sa propre façon d’interpréter ce qu’il capture. Donc je pense qu’il est aussi possible de présenter un documentaire comme support poétique. Bien sûr, c’est toujours une question de « comment » l’on distille cette poésie, et surtout d’« à quel point » nous avons besoin de ce langage poétique.

 

Comment se passe ton travail sur Bahija ? Tu peux m’en dire plus ?

En ce moment, je fais des recherches pour ce projet. Son nom est pour l’instant Bahija et le voyage d’espoir. Ce sera mon travail de fin d’études pour mon école à Zurich.

C’est l’histoire dune jeune Marocaine de 39 ans, coincée entre son passé et la réalité à laquelle elle est confrontée, celle de devoir finir dans une maison avec des inconnu-e-s. Elle rêve de travailler dans un salon de beauté, et son histoire est faite de récits pleins d’intrigues. Elle se bat pour gagner sa vie et être respectée chaque jour, ne sachant pas ce qui viendra après. C’est un microcosme émotionnel de fierté, de peur et de désir de liberté.

 

Tu as beaucoup voyagé durant tes études, et je pense que c’est toujours déterminant dans notre manière d’appréhender le monde. Est-ce que cela t’a changée ?

Voyager ouvre l’esprit et les pensées. Ça m’inspire toujours quand je suis loin. Tu fais la connaissance de nouvelles personnes, tu as la chance d’apprendre de leurs traditions, leur culture, et surtout, tu apprends à mieux te connaître.

J’ai beaucoup voyagé pour Julian. Donc c’était très intéressant de rencontrer dans des festivals des réalisateurs et réalisatrices d’autres pays, qui étaient dans la même situation que moi. On pouvait échanger, voir les films des un-e-s et des autres et discuter, surtout de l’expérience des jeunes cinéastes de nos jours.

 

Est-ce dur pour un ou une jeune cinéaste de trouver des fonds pour son projet ?

Ça dépend vraiment du sujet que tu choisis. Quand tu veux des fonds pour un projet en Suisse par exemple, mais que dans ton film, tu ne fais aucune référence à ton pays, ce n’est pas simple. Ensuite, ça dépend si c’est un film pour l’université, car beaucoup de fonds ne soutiennent pas les universités, pensant que tou-te-s les étudiant-e-s peuvent se financer.

La majorité des jeunes cinéastes ne sont pas connu-e-s, donc ça peut aussi aider de travailler pour une production bien installée. Surtout pour passer les premières étapes : « Oh ! qui est Julia Furer ? Jamais entendu parler d’elle, mais cette boîte de production fait des documentaires intéressants, regardons son dossier ! »

 

En tant qu’artiste, sens-tu l’urgence d’être engagée dans le monde dans lequel nous vivons, d’utiliser ta voix à dessein ?

Chaque peinture, chanson ou film contient un message. Parfois, les déclarations sont discrètes, parfois, elles sont très fortes. Donc je suppose que dans tout ce que l’on fait en art, nous avons automatiquement besoin de notre voix, que l’on exprime la chose la plus innocente ou la plus militante.

Je ne dirais pas que chaque film se doit d’être politique ou provoquant, mais on peut toucher les gens avec notre travail, leur transmettre quelque chose avec à la fois notre langage individuel et le langage universel du cinéma, lequel est unique et vraiment spécial.

Furer-Soldan (2014). © Julia Furer

Par exemple, c’est un sentiment superbe quand quelqu’un d’Alaska m’envoie un message pour me parler de Furer-Soldan, et se met à me raconter une histoire de son enfance. À travers mes films, je lève la voix, partage mes messages et ma vision politique, et j’ai souvent eu des retours différents, avec un point de vue sur le sujet. C’est ce qui est magnifique : un échange commence.

 

Être une femme au XXIe siècle, c’est comment ?

C’est une question difficile, et qui se pose chaque jour. Je pense que l’on a plus d’opportunités que celles qui nous ont précédées, surtout dans le septième art. Je suis reconnaissante d’avoir la liberté de parole et de sens ici en Suisse, où je suis absolument libre de faire ce que je veux. L’univers du cinéma réalise enfin qu’il y a beaucoup de femmes talentueuses ! Pourtant, il y a encore des moments où tu ne peux pas montrer tout ton potentiel en tant que femme. Tu dois le prouver, ce qui est une douleur.

 


Retrouve toute l’actualité de Julia Furer sur son site officiel.