Lors d’une visite au supermarché comme toutes les autres, Yan a des rêves d’apocalypse et de changement. Un Mémorandom écrit sous le poids de la multitude, celle des objets et de leur profusion indécente.

 

Tout pèse si lourd.

Le visage de cet homme aux traits tirés, au regard absent, à la posture effondrée. Il scanne et choisit, mécaniquement, parce qu’il le faut bien. Cette femme, elle, semble hantée, errant sans voir grand-chose. Un groupe entier bloque le passage de son côté, s’attardant, parlant fort, statique. Un enfant s’en échappe, s’égare et frôle la collision, rebondit quelques fois, puis revient se fondre dans son logement de chair obstruant.

Peu sont celles et ceux à se considérer mutuellement. Tou-te-s s’évitent, s’ignorent consciencieusement, se concentrent sur l’essentiel : acheter.

Acheter quoi, comment, avec quoi et pour qui ? Peu importe. Pour beaucoup, le rituel est bien réglé par l’habitude, un temps fuyant et une fatigue sans fin ni raison. Pour d’autres, c’est encore neuf, excitant, uniquement terni par le vernis du manque de pognon ou d’un parent disant non. Pour la grande majorité, c’est un passage obligé pour simplement survivre et parfois (souvent ?) céder à l’envie.

Les grandes surfaces, ces « Mallworld » miniatures, ces écrasants hangars, ces prodiges de la modernité étalant des kilomètres d’allées, des millions de visages, des milliards de produits, destinés au bonheur général.

Pour quoi d’autre sinon ?

Tout cela pèse si lourd.

Même loin des inégalités, comment ne pas voir l’absurde, le grotesque, ne pas tomber, heurté-e par la vertigineuse perspective : dans ces kilomètres, combien d’énergie, de métal, de bois, de minéraux, de polluants, d’inutiles ? Par quel chiffre les multiplier dans chaque rayon de chaque entrepôt de chaque ville, pays et continent ? La masse phénoménale rend la tonne obsolète, même par millions. La quantité monstrueuse requise pour produire de l’aberrant m’étourdit, me laissant à mon tour absent, hébété sous les néons, perdu dans un énième supermarché.

Tout cela pèse, écrase, stratifie, calcifie, tue. Tout cela est-il essentiel ?

Il se fait tard, la caissière me jette un regard, las. Je dépose mes choix, un peu moins lourds, du moins je le crois. Pesants malgré tout, parce qu’on a difficilement le choix jusque-là. Alentour, l’ossature monumentale du lieu m’étouffe, les lumières m’assaillent, les échos me vrillent. Suffoquant, je sors.

L’espoir qu’une Rebecca Buck chevauchant son tank rase l’armature que je quitte m’effleure et m’enflamme. La pluie glacée éteint bien vite cette idée, me ramenant à l’immédiat, à la contrainte. Puis, j’oublie l’horreur et je vaque. Je plisse les yeux… Est-ce donc un panneau « Consume » au loin que j’entrevois, presque masqué, une sorte d’« obey » colossal ?

J’ai dû rêver, je vérifierai en revenant demain.

 

Œuvres et lieux cité-e-s :

  • Mallworld, S. P. Somtow, 1981
  • « Lost in the Supermarket », London Calling, The Clash, 1979 )
  • Tank Girl, Alan Martin et Jamie Hewlett, 1988-1996
  • Invasion Los Angeles, John Carpenter, 1988
  • Le consumérisme (lieu)