À l’heure de la mondialisation et du néolibéralisme effréné, les dimensions locales et globales de nos expériences semblent plus que jamais enchevêtrées. En tirer une lecture à la fois sincère, engagée, subtile et lucide n’est pas chose facile. Nina a voulu te présenter la façon dont la militante et autrice indienne Arundhati Roy utilise l’écriture pour critiquer le système en place et appeler à la révolte. 

 

Deuxième Page lance son premier magazine papier, avec pour thème la colère ! On y parle de militantisme, d’histoire, de culture, de société, à travers des analyses, des tribunes, des critiques, des interviews, des chroniques ou encore de l’écriture créative. Tu peux te le procurer sur notre page Ulule. Pour accompagner notre financement participatif, nous publions sur notre webzine, et tout au long de la campagne, du contenu en lien avec la colère. Merci de nous soutenir !

 

« Après tout, il est si facile de réduire une histoire à néant. D’interrompre une chaîne de pensée. De briser un fragment de rêve porté avec autant de précaution qu’un vase en porcelaine. Laisser vivre le rêve, l’aider à s’épanouir, comme l’avait fait Velutha, est autrement difficile. » – Arundhati Roy*

Arundhati Roy naît le 24 novembre 1961 à Shillong, dans le nord-est de l’Inde, d’une mère chrétienne malayalie et activiste pour les droits des femmes et d’un père bengali hindou gérant d’une plantation de thé. À 2 ans, alors que ses parents divorcent, elle part vivre avec sa mère et son frère dans l’État du Kerala, où la famille n’est pas du tout la bienvenue. Dans une interview donnée à France Culture en 2018, elle raconte la dureté de sa mère après leur départ. Mais elle dit aussi comment cette dernière la poussait constamment à débattre de ses idées. Depuis, la fracture intime et familiale autant que la fracture sociale de son pays nourrissent son œuvre.

Arundhati Roy étudie d’abord l’architecture à New Dehli, puis obtient un poste à l’Institut national des affaires urbaines. À 23 ans, elle interprète le rôle féminin principal du film Massey Sahib (1985), réalisé par son futur mari Pradip Krishen. Elle collabore avec lui en écrivant le scénario de deux de ses long-métrages, In Which Annie Gives It Those Ones (1989) et Electric Moon (1992), puis abandonne le cinéma et se sépare de son époux.

En 1997, elle publie son premier roman, Le Dieu des Petits Riens (traduit en français chez Gallimard l’année suivante), à l’inspiration autobiographique palpable. « Je l’ai excavé des profondeurs de moi-même », confie-t-elle à l’AFP en 2018. Le livre rencontre un succès international fulgurant et reçoit le prestigieux prix Booker, qui récompense les romans de fiction rédigés en anglais ; c’est d’ailleurs la première fois qu’une personne résidant en Inde remporte ce prix britannique. La colère est sourde, dans ce premier roman, mais incisive. Elle incarne la révolte et l’indignation face à un système bien décidé à ne pas changer. Son engagement est, à ses yeux, vital : « J’aurais du mal à être en paix avec moi-même si je ne parlais pas de ce qu’il se passe ici », ajoute-t-elle. Au cœur de l’ouvrage, la question des Intouchables, appelé-e-s « dalits ». Cette catégorie de la population indienne regroupe les individu-e-s dont l’existence est jugée impure, mis-e-s à l’écart de la société et des villes.

Le livre raconte l’histoire d’amour impossible entre Ammu, chrétienne membre de la bourgeoisie et abandonnée par son mari, et Velutha, un jeune Intouchable naxalite (mouvement de révolutionnaires maoïstes, farouchement combattu-e-s par le gouvernement indien). Le roman expose ainsi la double transgression d’Ammu, mère célibataire de deux jumeaux, Estha et Rahel, unie à Velutha malgré les interdits. Ce lien proscrit est marqué par la menace d’un renversement de la société, dont la famille de la jeune femme est l’une des premières victimes. Cette mise en tension entre des enjeux intimes et des enjeux politiques, auxquels les individu-e-s sont confronté-e-s, donne lieu à une exploration très fine de la brisure psychique et de la dépression. En effet, Ammu sombre progressivement dans la mélancolie, et le jeune Estha s’enferme dans le mutisme, notamment à la suite de l’agression sexuelle qu’il subit. Arundhati Roy y dénonce ainsi les problématiques graves qui tendent son pays et raconte comment les victimes d’un système inégalitaire sont traitées, ainsi que la façon dont leur santé mentale et physique est affectée. La construction saccadée de l’œuvre, la manière dont chaque chapitre alterne entre les époques, les personnages et les lieux offre au lectorat une expérience violente et puissante, celle d’un mouvement continu, d’une lutte haletante, grondante, personnelle et collective.

Vingt ans après le succès retentissant de son premier roman (durant lesquels elle écrit de nombreux essais et articles), elle en publie un deuxième en 2017 : Le Ministère du bonheur suprême (traduit chez Gallimard en 2018). On y suit, entre autres, Anjum, une hijra (troisième genre regroupant notamment les identités trans) qui s’installe dans un cimetière de Old Dehli, où les plus démuni-e-s viennent trouver asile et dormir. D’autres personnages peuplent ce récit, lui donnant plusieurs voix et incarnant les multiples luttes qui animent l’activiste. Au-delà de cette galerie de portraits, Arundhati Roy raconte l’histoire de l’Inde et la situation du Cachemire, territoire de conflits et de violence. Un choix éminemment politique pour cette militante qui « fustige “l’occupation” destructrice de l’armée ».

Si elle ne publie que deux romans entre 1997 et 2017, sa voix retentit néanmoins durant cette période, et sa rage aussi, en atteste son recueil publié en 2019 Mon cœur séditieux : Essais (traduit chez Gallimard en 2020), dans lequel sont compilées des années de révolte. Sa lutte s’exprime à travers ses prises de position, qui traduisent une volonté de restituer des paroles différentes de celles de la majorité dominante. Mais l’engagement de l’autrice a débuté bien avant son succès littéraire : en 1994, elle s’indigne sur son blog vis-à-vis du film de Shekhar Kapur, La Reine des Bandits, qui retrace la vie, et notamment le viol, de la cheffe de gang Phoolan Devi sous un angle misérabiliste et fétichiste. En 1998, scandalisée par les essais nucléaires de l’État indien en plein désert du Rajasthan, elle publie un essai, The End of Imagination (inédit en France), dans lequel elle lie la menace constante de la bombe à une mise sous contrainte de l’imaginaire. L’autrice n’hésite pas non plus à enquêter sur le terrain : en 2011, elle écrit Walking with the Comrades, après avoir accompagné des guérilléros naxalites pendant plusieurs mois dans le but de comprendre leurs revendications pour plus de justice et de paix. Sans être toujours d’accord avec leurs pratiques, elle dénonce dans son reportage la manière dont les populations autochtones sont évincées (parfois massacrées) de leurs territoires, et comment le gouvernement gagne du terrain.

À travers ses écrits, Arundhati Roy analyse ainsi de nombreuses thématiques, toutes brûlantes : les rapports que l’Inde entretient avec son passé de colonie britannique, les conséquences des guerres en Afghanistan et en Irak, mais aussi la question des minorités sociales, politiques et religieuses (notamment le massacre de centaines de musulman-e-s dans la province du Gujarat en 2002), l’idéologie trompeuse du progrès économique qui ne profite qu’aux classes supérieures, la politique des castes, le nationalisme hindou… Bien entendu, ses prises de position ne font pas l’unanimité. En 2002, la cour suprême la condamne symboliquement à un jour de prison et à une amende de 2 000 roupies (35 euros environ) pour avoir dénoncé l’autorisation de construction d’un barrage sur le fleuve Narmada. De même, son reportage sur les guérilléros naxalites lui vaut une plainte du ministère de l’Intérieur et de la police de l’État du Chhattisgarh : elle est ainsi accusée de soutenir des terroristes, car c’est ainsi que les naxalistes sont considéré-e-s.

Il y a dans l’engagement d’Arundhati Roy une force profonde, issue de son indignation face à la situation sociale et politique de son pays. En 2018, elle déclarait à l’AFP :

Comment pouvez-vous accepter qu’on mutile des centaines de gens au Cachemire ? Comment pouvez-vous accepter une société qui, depuis des milliers d’années, a décidé qu’une partie de sa population pouvait être appelée “intouchable” ? Comment pouvez-vous accepter une société qui brûle les maisons des populations tribales et les expulse de leurs foyers au nom du progrès ? […] Quelque chose naîtra, soit de la destruction totale soit d’une sorte de révolution, mais ça ne peut juste pas continuer comme ça.

En avril 2020, en pleine crise sanitaire du Covid-19, elle publie une tribune dans laquelle elle déclare que le confinement en Inde est « le plus gigantesque et le plus punitif de la planète », et qu’il participe à l’exploitation des travailleurs-ses du pays et menace la population de famine.

Face aux injustices et aux dérives du capitalisme, la voix de cette écrivaine s’élève et ne cesse de revendiquer une société nouvelle, plus juste, dans laquelle les invidu-e-s seront maître-sse-s de leur destin. L’on ne change peut-être pas le monde avec des mots, mais il ne fait aucun doute qu’il nous faut des mots pour exprimer nos révoltes ainsi que des auteurs-rices engagé-e-s pour raconter nos histoires hors de la pensée dominante. Et Arundhati Roy en fait partie.

 


*Le Dieu des Petits Riens, Gallimard, 1998, p. 412.


Image de une : © jeanbaptisteparis/flickr