Rencontre avec la musicienne et chanteuse Sofie Letitre. Voguant entre une formation classique et son amour pour les sonorités électroniques, l’artiste d’origine néerlandaise est de retour avec un nouvel EP onirique intitulé Uncanny Valley.

 

La carrière de Sofie Letitre a été ponctuée de rencontres, mise en mouvement grâce à des influences diverses venues alimenter son art. Très jeune, la native des Pays-Bas qui a grandi au Mozambique a fait partie de différents groupes de musique, jusqu’à former le sien. En 2015, Sofie Letitre continue d’exercer son métier de psychologue, un travail qu’elle adore. Mais son destin est aussi et surtout lié à celui des mélodies. Ses choix l’ont tous guidée vers le même point. Elle raconte avec simplicité ses collaborations avec Noisia, groupe culte pour les amateurs de drum and bass et de dubstep. Ses membres sont des amis de longue date qu’elle a rencontrés lorsqu’elle étudiait à Groningen. L’un d’eux, Thijs de Vlieger, a entièrement participé à l’élaboration d’Uncanny Valley. Elle y est aussi accompagnée de Ferdy van der Singel, musicien, producteur et parolier, déjà proche collaborateur sur son album précédent, Back Where We Come From, sorti en 2012.

Ce nouvel EP, sorti le 21 septembre 2015 chez Division Recordings (aussi le label de Noisia), concentre toutes les sensibilités musicales de l’artiste. Uncanny Valley se révèle être une exploration majestueuse des noirceurs de l’âme, tant dans ses paroles que dans son instrumentalisation. Les sons y sont lourds comme les beats et les basses aussi intenses et profonds que la voix de Sofie Letitre qui s’y déchire magnifiquement. Enregistré dans un ancien centre de désintoxication situé dans une forêt près d’Utrecht, aux Pays-Bas, Uncanny Valley repose sur le concept du même nom en anglais. La Vallée dérangeante, en français, est une hypothèse du japonais Masahiro Mori explorant la relation entre l’être humain et l’androïde. Le robot, qui renvoie une image perfectionnée de nous-mêmes, mettrait finalement en lumière nos propres imperfections, nos failles. Nous le rejetons alors, comme délateur de notre propre défectuosité. Un rapport complexe qu’explore Sofie Letitre dans ses textes.

Ses nouvelles chansons, toutes autobiographiques, donnent selon les dires de l’artiste toute la place à sa voix qui nous conte des récits de combats, d’oppositions. Elle construit aussi un berceau destiné à l’imagination, à la déambulation intime au cœur de forêts faites de souvenirs, un continent propice à l’introspection. Du Mozambique aux Pays-Bas, rendez-vous sur les terres musicales de Sofie Letitre le temps d’un entretien.

 

Peux-tu me parler un peu de toi, Sofie ? D’où viens-tu, où as-tu grandi ? Certains lieux de ton enfance t’ont-ils particulièrement marquée ?

Sofie Letitre : J’ai grandi en Équateur et au Mozambique, à Maputo. Le Mozambique est un pays d’une grande et belle vitalité dans mes souvenirs. Le climat. L’odeur. La façon de vivre. Là-bas, être différent était la norme. C’est peut-être pour cela que la notion de liberté est si importante pour moi. Je passais mon temps à chanter, danser et me déguiser. Quand nous avons déménagé en Hollande, le contraste était très important. Nous nous sommes installés dans un petit village où je me sentais trop « regardée ». J’ai eu beaucoup de mal à m’intégrer.

 

Sofie Letitre ©

Sofie Letitre ©

On sent la recherche d’une échappatoire dans ton art, ta musique est très onirique. Peux-tu m’expliquer comment tu travailles sur un morceau ? 

Je commence généralement derrière le piano. Quelle que soit la manière de produire une chanson, la base doit être la bonne, son noyau. Je suis une auteure intuitive, j’ai très peu de connaissances en matière de théorie musicale. Je m’amuse jusqu’au moment où je trouve quelque chose qui s’enclenche. Comme une clé qui ouvre une porte. Écrire de la musique c’est essayer de reconstruire tout ce que j’ai dans ma tête. Je cherche simplement à faire ce que j’aime, et cela me vient souvent avec une connotation mélancolique.

 

Est-ce que ce nouvel EP est un tout ou peut-on écouter les morceaux séparément ?

Je pense qu’il est mieux de l’écouter en entier, mais cela n’engage que moi. J’aime m’imaginer que ces chansons sont comme un tas de pois de couleurs différentes dans un pot. Ils sont à leur place tous ensemble.

 

J’ai lu que ton mot préféré en anglais était « serendipity ». L’un de mes mots favoris en français est sa traduction : « sérendipité » (l’art de faire une découverte par hasard, ndlr). Pourquoi penses-tu qu’il s’agit d’une notion importante ?

Je pense que la sérendipité te rend curieux plutôt qu’effrayé. Quelquefois, quand les choses ne vont pas dans le sens que tu attendais, ça peut être pour le mieux, une bonne surprise. Il arrive souvent que les meilleures idées en musique me tombent dessus par accident.

 

Sofie Letitre en studio ©

Sofie Letitre en studio ©

Je dois te dire que j’ai découvert ton EP, Uncanny Valley, par hasard. Et j’en suis heureuse. Pourquoi t’a-t-il fallu trois ans pour revenir avec un album ? 

J’ai commencé à chanter dans un groupe quand j’étais au lycée. J’étais tellement timide pendant les répétitions que je me mettais dos au groupe pendant que je chantais. J’ai pris des leçons de piano plus jeune, mais je n’aimais pas beaucoup ça. J’ai un petit problème avec le travail à la maison et l’autorité, et je détestais vraiment la musique que je devais jouer.

Vers l’âge de seize ans, j’ai commencé à écrire des chansons, et à vingt et un ans, j’ai enfin trouvé le courage de former mon propre groupe. Je suppose qu’au début ma musique était assez brute et lourde. J’ai toujours aimé les contrastes, j’utilisais davantage le piano comme un instrument rythmique plutôt qu’harmonique.

Back Where We Come From est le résultat de plusieurs années de bons réglages et d’introspection. Je l’ai enregistré dans une grande villa désertée, avec mon producteur et un membre de mon groupe, Ferdy van der Singel. Nous avons joué de la plupart des instruments nous-mêmes et formé un groupe avec sept personnes ! On a joué ensemble pendant plus d’une année. À cette période, un autre membre du groupe, Cees Bruinsma, m’a envoyé beaucoup de musique, surtout électronique. Ces titres m’ont fascinée, et donné l’envie d’utiliser des influences électroniques dans ma musique.

 

 

Comment cette rencontre avec la musique électronique s’est-elle mise en place ?

Nous avons beaucoup expérimenté l’électronique avec le groupe. Une fois nos concerts terminés, nous voulions mener cette expérimentation à un autre niveau. Thijs de Vlieger (Noisia) s’est impliqué dans le projet. Nous avons mis huit mois pour écrire et produire la musique. Après cela, nous avons pris notre temps pour trouver la bonne équipe.

Division est devenu notre label, Mojo notre booker, et nous avons répété comme des fous avant de commencer les prestations live. Je voulais vraiment être prête avant de présenter le résultat au public.

 

Tu viens des Pays-Bas, même si tu as grandi en Équateur et au Mozambique. Quelle a été ton éducation musicale et quels étaient tes goûts plus jeune ? 

Mon père a joué un rôle important dans mon éducation musicale. Il mettait toujours des choses comme Frank Zappa, Bach, Crosby Stills Nash & Young ou Joni Mitchell. C’est un très bon guitariste. Il jouait même devant le ventre de ma mère quand elle était enceinte de moi. Plus tard, nous avons commencé à faire de la musique ensemble. Je chantais — ou tapais sur des trucs en prétendant jouer des percussions — et il jouait de la guitare.

Ma sœur est quant à elle une super pianiste. On a fait beaucoup de musique ensemble ; elle s’est d’ailleurs jointe à nous pour la tournée Back Where We Come From en tant que chanteuse.

 

 

Les beats et le son des basses ponctuent vraiment ta musique, s’harmonisant avec ta voix. T’occupes-tu de la production des morceaux ?

Les principaux producteurs sont Ferdy van der Singel, Thijs de Vlieger et Koen de Jong. Cees Bruinsma a aussi joué un rôle important quant au développement du son en m’inspirant avec de la nouvelle musique. J’écris principalement les chansons et les paroles, mais je ne suis pas celle qui tient la souris pendant leur production.

 

Quelle place a la musique électronique dans ta vie ? Quelles sont ces nouvelles influences dont tu me parlais ? 

La musique électronique et les possibilités qu’elle offre sont une grande découverte pour moi en tant qu’auteure. C’est comme si j’avais trouvé une nouvelle palette de peinture. J’aime combiner la pureté et l’intensité des sons électroniques avec la chaleur et l’humanité des instruments acoustiques. Cela donne beaucoup d’espace pour mes voix et mes paroles.

Kid A de Radiohead est l’un de mes albums préférés. Des artistes comme Björk, James Blake, Moody Good, Nosaj Thing et FKA Twigs sont de grandes inspirations pour moi. Je les écoute beaucoup en ce moment, avec 200 Press et SBSTRKT aussi. L’intensité du son et l’énergie de la musique électronique apportent quelque chose que j’aime vraiment. Cette dernière me donne l’impression qu’un nouveau monde s’ouvre à moi. Je veux l’explorer et apprendre de lui.

 

Sofie Letitre en studio ©

Sofie Letitre en studio ©

On peut aussi entendre des influences pop…

Oui ! Bien que le son soit majoritairement électronique, j’aime faire des chansons avec une structure pop assez traditionnelle. Un couplet, un refrain et un pont. Jeff Buckley, Fiona Apple, Beyoncé, Amy Winehouse, Sia et Frank Zappa — bien que ce dernier ne soit pas vraiment pop — sont aussi de grandes inspirations pour moi !

 

La musique te permet-elle de payer ton loyer ou as-tu un autre travail à côté ?

Je suis psychologue le reste du temps. C’est quelque chose que j’adore faire. Parfois, dévouer toute mon attention à quelque chose ou à quelqu’un d’autre peut être inspirant, rafraîchissant. Cela me permet de prendre un peu de recul par rapport à ma musique.

 

Être psychologue t’aide-t-il pour ta musique ? 

Je pense qu’être au fait et intéressée par ce qui me pousse à faire ce que je fais, ou ce que les gens font en général m’aide pour ma musique. Mais elle a plus à voir avec qui je suis et ce qui me fascine plutôt que mon métier de psychologue.

 

 

Ton travail traite énormément du lien entre l’être humain et la machine. Comment explores-tu cela dans ta musique et dans tes clips ? 

J’utilise le contraste entre l’être humain et la machine pour illustrer le conflit entre l’authenticité et les mécanismes de défense. L’imperfection versus la perfection. On essaye parfois d’être aussi parfait que possible afin d’être aimé et accepté des autres. Mais comme la perfection n’est pas humaine, on peut finir par accomplir le contraire.

La vidéo permet d’illustrer cet affrontement. Home est un exemple de ma personne comme une machine parfaite. En décembre, nous allons sortir le clip de Perfect Mistake qui traite de l’imperfection humaine. Et Bare est au sujet de l’opposition entre les deux. Toutes les paroles racontent mon combat contre ma propre vulnérabilité. Un état que parfois je déteste, parfois j’accepte.

 

 

Quelles œuvres sont encore importantes pour toi à un niveau personnel ?

Marquez est un de mes écrivains préférés. J’aime beaucoup la combinaison du réalisme et de l’absurde. C’est aussi pour cela que La Vie aquatique de Wes Anderson est un film que j’adore. Je ne peux pas prétendre m’y connaître beaucoup en peinture, j’adorerais avoir plus de temps pour découvrir des choses à ce sujet.

Je suis très reconnaissante envers mes amis, tous très talentueux, qui m’étonnent toujours par ce qu’ils font. À chaque fois que j’écoute la musique de Eefje de Visser par exemple, une quiétude chaleureuse s’empare de moi. Et de l’autre côté du spectre, il y a mes frères de Noisia. Ils font de sérieux dégâts avec leurs basses et leurs beats…

Radiohead est le seul groupe qui m’a accompagnée à travers le temps et ne m’a jamais quittée. Je les écoutais quand j’avais quatorze ans, et je le fais encore. Rien de ce que j’ai pu écouter n’a pu me toucher autant que leur musique.

 

 

Musicalement, quelles sont tes meilleures découvertes de 2015 ? 

Alors, dans l’ordre ça donne : Cata de JNTHN STEIN, Building it still de 200 Press, Adrians Rythm de Two Fingers et Sci de Nosaj Thing !

 

 

Dernière question inévitable : qu’est-ce qu’être une femme de 30 ans au XXIe siècle d’après toi ?

La principale chose qui me vient à l’esprit est le large éventail de possibilités. Pour moi en tout cas, qui vis dans un pays de la civilisation occidentale. J’ai le sentiment d’avoir tellement de choix, une liberté qui me permet d’évoluer comme je le souhaite. Mais ça peut aussi être paralysant. Si tu ne parviens pas à accomplir ce que tu t’étais fixé comme but, tu peux te sentir coupable. Quoi qu’il en soit, je suis reconnaissante de toutes les opportunités que je rencontre au cours de mon existence.

 


Sofie Letitre

Uncanny Valley

Date de sortie : 18/09/2015
Label : Division Recordings
cover sofie

  1. Slip 4:19
  2. Bare 4:18
  3. Home 4:09
  4. Real 2:46
  5. Perfect Mistake 4:26
  6. I Need 3:34
  7. Slip (Steelan Remix) 4:19
  8. Bare (Jai Tee Remix) 6:03
  9. Home (Think Twice Remix) 4:37
  10. Home (Thys Remix) 5:18
  11. Real (Infuze Remix) 4:15
  12. Perfect Mistake (ZES Remix) 5:19
  13. 13. I Need (Mono/Poly Remix) 3:29

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