Instinctivement, Naïna ne se présenterait qu’à travers son expérience du théâtre. La pratique artistique a été salvatrice pour sa construction personnelle, et elle se voue désormais corps et âme à l’apprentissage des arts de la scène. Si jeune, et pourtant déjà si résiliente, elle a tenu à raconter son parcours de vie à Annabelle pour les portraits de « Cliché(e)s ». Elle souhaite aussi te partager ses combats, ses expériences intimes, avec l’espoir, peut-être, que tu t’y retrouves un peu.
« Vouloir se cultiver, ça s’apprend. C’est un cheminement, une question de rencontres. Dans la société, certaines personnes sont laissées à l’abandon, et rien n’est fait pour les atteindre. »
Évidemment, les débuts sont hésitants. Mon échange avec Naïna est parvenu à ranimer ces sentiments puissants, ceux d’une admiration sans faille pour celles qui témoignent sur ces pages. Si plusieurs années de travail sur un projet tel que Deuxième Page m’ont appris une chose, c’est bien l’indispensable besoin de laisser la place à ces récits d’une grande rareté. Toutes les voix de celles que l’on écarte aux marges sont importantes, et c’est cette reconquête de légitimité qui a aussi poussé Naïna à se confier à moi.
Tout commence avec l’histoire de ses parents. Elle me peint de son ton, doux et hésitant, le tableau de son enfance. Née en banlieue parisienne, à Corbeil-Essonnes, Naïna rencontre véritablement son père à l’âge de 4 ans. Il vient de passer près de deux décennies en prison pour des cambriolages. C’est donc sa mère, seule, qui les élève, elle et ses trois grands frères. « Mes parents se sont mis ensemble, parce que jeunes, ils ont eu des gosses. Après l’arrestation de mon père, ma mère l’a attendu. Ce genre d’événements crée une accumulation de rancunes et de non-dits. Avant son couple, ma mère était sans domicile fixe. Et lui, c’était un gangster, avec quelques moyens. Après son incarcération, pour nous, c’était le retour de la misère. » Malgré des souvenirs épars de cette époque d’absence, Naïna en mesure encore toutes les conséquences. Elle évoque ses frères, marqués par la situation, et comment, inconsciemment, ils suivaient les pas de leur père. L’environnement qui l’a vue se construire, elle le narre en détails. Cette ambiance, celle d’une masculinité toxique omniprésente, est insidieuse. Naïna était entourée par des « mecs machos », selon ses mots. Plus tard, sa famille accueille sa petite sœur.
Gamine déjà, Naïna semble animée par la soif de devenir sa propre personne. Grâce à son père, elle se met aux sports de combat, un élément central dans sa construction : « Je me suis renforcée physiquement, mais aussi mentalement. » Son quotidien d’alors est celui de restrictions, essentiellement décrétées par son entourage masculin : elle n’a pas le droit de sortir, d’être amie avec des garçons. Cet état de fait, cette obstination à la contenir, a pour effet direct de lui inspirer quelques élans rebelles contre l’ordre établi. Et elle l’avoue, elle a fait beaucoup de « conneries ».
En grandissant, Naïna cherche à trouver sa voie (et sa voix) malgré tout. Malgré la relation complexe de sa mère à l’argent, qu’elle n’arrive pas à gérer, malgré l’alcoolisme, malgré la brutalité d’une dynamique familiale indéniablement patriarcale. Pourtant, aussi chaotique son quotidien peut-il être, Naïna insiste sur l’amour qu’elle a reçu.
Alors qu’elle a 14 ans, ses parents se séparent. Naïna déménage dans le sud avec sa mère et sa sœur. Elles passent alors 6 mois sans domicile fixe, à dormir où elles le peuvent et parfois à loger chez un couple avec trois enfants, occupant un minuscule appartement. « Je séchais les cours, je n’y allais pas, et ma mère s’en foutait… Elle était tout le temps sous l’influence de l’alcool », raconte-t-elle. Ce contexte brutal l’oblige à se responsabiliser. Elle prend soin de sa sœur, qu’elle amène à l’école. C’est aussi elle qui gère les papiers administratifs pour des demandes de logements. De cette période, elle retient le manque de communication, les cris. La dureté. Mais elle admet avoir eu une certaine autonomie due à l’indifférence des adultes autour d’elle. Cette adolescence est rythmée par des « moments d’errance », qui lui ont permis de chercher des solutions pour se construire.
« Quand j’ai reçu mon bulletin de notes, composé pratiquement que de zéros, et dans lequel on me conseillait un bac pro esthétique, j’ai eu un déclic. » Car Naïna n’a aucune volonté d’entreprendre une carrière d’esthéticienne. Elle, ce qui la passionne, c’est le théâtre et la littérature. À cet instant, deux choix s’imposent à elle : continuer à cohabiter avec sa mère et s’occuper de sa cadette, ou retourner vivre chez son père pour poursuivre les cours et accéder au lycée général. Elle opte pour le second. Et Naïna travaille dur. Elle obtient son brevet, puis son bac littéraire.
Désormais comédienne en formation, à 22 ans, Naïna continue ses études en école de théâtre à Avignon. « J’ai décidé de m’extirper de cette sorte de carcan social, même si c’est difficile. Mes frères pensent que je les prends de haut car je suis dans un milieu culturel, un milieu où l’on apprend et où les remises en question sont principalement artistiques. » Cette passionnée sent le décalage qui se creuse entre sa réalité et la leur : « Pendant longtemps, je crois que je ne me rendais pas compte que j’avais bien bataillé. Aujourd’hui, j’ai une envie profonde d’être libre, le plus possible, car je sais aussi que je ne le serai jamais complètement. J’apprends à accepter les choses pour gagner cette liberté. Et, maintenant, je suis sur ce chemin. Je veux que l’on me connaisse. Je veux être présente pour les gens. »
Au cœur du récit de Naïna transparaît un désir, comme un leitmotiv : celui de se dégager d’un déterminisme social vorace, de saisir les possibles échappées là où elle les trouve. Pour elle, cette émancipation s’est incarnée dans les arts dramatiques. La jeune femme a déniché sur les planches une catharsis, un moyen d’apprendre à se connaître et d’avoir conscience d’elle-même et de son corps. Jouer un rôle, s’extraire de soi-même, tout en puisant dans ce qui anime notre intimité a une qualité bienfaitrice : « J’aime le fait que l’on s’oublie en faisant du théâtre et, parallèlement, on utilise la force que l’on a acquise et nos impuissances pour pouvoir communiquer avec les gens. Le théâtre m’apporte un cadre pour m’exprimer, me recentrer. »
Naïna a beaucoup de recul sur ce qu’elle doit aux personnes bienveillantes qui l’ont accompagnée au cours de sa vie. C’est grâce à des « messagers », des points clés de son cheminement personnel qu’elle a pu grandir. Elle a notamment fait la connaissance de quelqu’un de l’OIP (Observatoire international des prisons), qui propose des activités artistiques aux établissements pénitentiaires. Une démarche qu’elle aspire porter à son tour en amenant le théâtre aux prisonniers-ères ou ancien-ne-s prisonniers-ères. Naïna espère aussi monter un jour une compagnie avec une amie pour partager son art au sein de ZAD (zones à défendre) ou de quartiers autogérés. À sa manière, l’artiste a réussi à briser les limites dictées dans son passé sans pour autant le renier.
« On doit être conscient-e du fait que l’on n’est pas libres, et agir en conséquence. Mais tout le monde n’a pas l’opportunité de se poser la question de la liberté », m’explique-t-elle. Être une femme, en 2019, « c’est toujours une bataille. Il faut prendre les libertés que l’on doit avoir, que l’on peut avoir, et ne pas hésiter une seule seconde à interroger les grands cadres de pensée un peu “ancrés” dans la société ». En dépit de la difficulté du combat, Naïna s’y attelle joyeusement, portée par une résilience à toute épreuve. La comédienne sait qui elle est, mais pas nécessairement où elle va. Pourtant, quoi qu’il arrive, elle appréhende la lutte avec une force de caractère inégalée, avec la passion des révolté-e-s de l’existence.
Le dessin de une, Portrait de Naïna, a spécialement été réalisé pour Deuxième Page, 2019. © Le Hégarat