Primé à la Mostra de Venise, le premier long-métrage de la réalisatrice Leyla Bouzid sort le 23 décembre en France et le 15 janvier 2016 en Tunisie. À peine j’ouvre les yeux rend hommage à cette jeunesse tunisienne si longtemps brimée, qui doit aujourd’hui se défaire du poids du régime policier et d’une société conservatrice, afin de vivre pleinement sa liberté.

 

Farah est tunisienne, elle a dix-huit ans et vient de passer son bac. C’est une jeune fille libre, optimiste et courageuse. Dans À peine j’ouvre les yeuxLeyla Bouzid, la réalisatrice, nous plonge dans l’univers d’une adolescente ivre de bonheur. Tandis que son entourage la voit devenir médecin, elle, préfère aller au bout de sa passion, la musique. De nombreux instants de vitalité et d’insouciance rythment son existence, lorsqu’elle chante avec son groupe de rock ou flirte avec le bassiste… À travers son regard, on suit la jeunesse urbaine tunisienne, qui aime la fête et fête la vie.

L’histoire de Farah se déroule durant l’été 2010, quelques mois avant le début de la révolution qui embrasera sa terre natale. À peine j’ouvre les yeux est un film à l’image de l’été tunisien, où l’on est pris par d’un côté les soirées endiablées, l’euphorie ambiante et de l’autre, par la chaleur étouffante, un manque évident de liberté.

La chaleur, c’est cette chape brûlante qui comme l’oppression sociétale asphyxie, enferme, décourage et tue. En témoigne l’une des chansons de Farah : « À peine j’ouvre les yeux, je vois des gens éteints, coincés dans la sueur, leurs larmes sont salées, leur sang est volé et leurs rêves délavés ».

À peine j'ouvre les yeux, réalisé par Leyla Bouzid © Shellac 2015

À peine j’ouvre les yeux, réalisé par Leyla Bouzid © Shellac 2015

Éteints, coincés, enfermés, enchaînés, liés, étranglés, tels sont les Tunisiens qui vivent sous la dictature de Ben Ali, dont le régime sécuritaire muselle les citoyens et ne laisse aucun espace à la liberté d’expression. Et gare à celui qui tente de dénoncer la situation. Pourtant, Farah ose. Elle s’aventure et tient tête, elle risque tout pour dire, chanter, faire résonner les paroles qui dérangent. C’est le papillon de nuit qui brave les obstacles et finit par se brûler les ailes.

Avec ce premier long-métrage, Leyla Bouzid a voulu faire la lumière sur les pratiques de l’État policier avant la révolution. Elle y véhicule ces émotions d’inquiétude, de frustration et de psychose que ressentaient alors les Tunisiens. À nous, spectateurs, de les comprendre afin de ne jamais les oublier. Selon la cinéaste, « les gens ont perdu leurs réflexes de l’époque, et la mémoire de la peur et de la paranoïa ».

Ces techniques d’intimidation et de censure sont malheureusement toujours d’actualité. Alors que la sortie officielle du film est prévue fin décembre en France et mi-janvier en Tunisie, les arrestations de jeunes gens continuent dans tout le pays, comme cela a été le cas pour Afra Ben Azza, interpellée pour avoir participé à une manifestation, ou encore pour ces trois artistes condamnés à de la prison car ils auraient fumé un joint.

À peine j'ouvre les yeux, réalisé par Leyla Bouzid © Shellac 2015

À peine j’ouvre les yeux, réalisé par Leyla Bouzid © Shellac 2015

Dans la fiction comme dans la réalité, le système politique n’est pas le seul à limiter les aspirations des jeunes, ils doivent s’affranchir, et se libérer enfin du poids omniprésent de la société. La famille est également là pour rappeler le danger. La peur se transmet peu à peu, d’une personne à l’autre. Les parents de Farah, et en particulier sa mère, tentent de la protéger par tous les moyens de ses désirs, bien conscients du prix à payer pour être libre.

Ils sont eux-mêmes des idéalistes épris de liberté, mais dont les rêves ont été brisés. Mahmoud, le père, travaille loin de ses proches car il ne peut pas obtenir de mutation tant qu’il n’a pas adhéré au parti de Ben Ali. Farah incarne alors la nécessité de se défaire de la pression de l’ordre établi et de la structure familiale, afin de pouvoir exister pleinement, sans chaînes :

Je crois que dans le cinéma arabe, il y a une assez forte absence de l’adolescence, de la jeunesse, de la fougue, de l’énergie. Ces jeunes-là, je voulais leur donner une voix, explique Leyla Bouzid.

Et quelles voix ! Leyla Bouzid offre des mélodies inédites ainsi qu’un écho différent à cette nouvelle génération. La musique s’impose ici comme le fil conducteur de la narration fictionnelle. Les créations, mélangeant rock arabe, slam et sonorités tunisiennes traditionnelles, ont été composées spécialement pour la bande-son et enregistrées en live.

Si la crainte de voir son indépendance et son libre arbitre brimés se communique au cours du temps, l’ardeur de vivre, elle, se révèle capable de rompre le cercle de la fatalité et d’entraîner le peuple sur les chemins de la liberté.

 

À peine j’ouvre les yeux, de Leyla Bouzid avec Baya Medhaffar, Ghalia Benali, Montassar Ayari (1 h 42), au cinéma à partir du 23 décembre.