Deborah Willis est une touche-à-tout : de la littérature à la photographie, en passant par l’enseignement, l’Américaine de 68 ans a mis ses talents au service de la culture afro-américaine. Cette artiste engagée – contre le racisme, l’exclusion et toutes les formes d’inégalités  redonne la parole aux échos lointains d’un passé toujours présent. 

 

Discuter avec la professeure Deborah Willis, c’est un peu comme ouvrir un livre d’histoire et découvrir que l’on y aurait corrigé tous les oublis, que l’on aurait rectifié le tir pour toutes les choses parfois erronées qui y sont écrites. La présidente du département de photographie et imagerie de la Tisch School of the Arts (université de New York) est un puits de connaissances. À la fois artiste et chercheuse, elle exerce ses talents de photographe au quotidien, jusqu’à en faire profiter celles et ceux qui se déplacent pour écouter ses cours.

Deborah Willis est spécialisée dans la représentation des corps noirs, des femmes et du genre dans la photographie, sujet qu’elle enseigne à la New York University College of Arts and Science, pour le département des études sociales, culturelles et africaines. L’universitaire a très tôt décidé de ne pas distinguer arts et recherches dans sa vie. Pour elle, les deux sont intimement liés. Grâce à ses nombreuses lectures mais aussi son expérience personnelle – en grandissant à Philadelphie et en observant les clientes du salon de beauté de sa mère –, l’enseignante a réalisé à quel point l’image pouvait être la clé pour comprendre le monde. Celle de notre propre corps, celle que perçoit autrui, celle que l’on pense donner de nous. Autrice de pas moins de 24 livres, dont Let Your Motto Be Resistance: African American Portraits (2007) et Black: A Celebration of a Culture (2014), elle explore et étudie l’histoire de la photographie pour mettre en lumière celles et ceux qui ont été oubliés. Deborah Willis parle du passé dans un discours au présent. Comment avancer sans prendre en compte ce qui est derrière nous ?

 

Le féminisme, c’est quoi pour vous ?

Je situe et j’identifie le féminisme à travers mon travail et mon militantisme. Il faut toujours avoir conscience des trous qui existent dans les textes historiques, se rendre à des expositions où l’histoire des femmes est manquante et en parler franchement. Le féminisme est une voix, c’est une présence… Il n’est jamais silencieux. Je demande souvent à mes étudiant-e-s d’avoir au moins 50 % de citations féminines dans leurs devoirs, provenant d’universitaires ou d’artistes. L’une des citations que je garde toujours en tête et qui me vient d’une collègue en école supérieure est : « Souvenons-nous de celles qui citent nos sœurs. » C’est important de ne pas oublier de le faire.

 

Quelle fut votre rencontre avec le féminisme ?

À l’âge de 7 ans, en 1955, ma mère nous a annoncé à la table de la cuisine qu’elle voulait ouvrir sa propre entreprise et devenir esthéticienne. Elle s’est inscrite à l’Apex Beauty School, située à South Broad Street, au sud de Philadelphie. C’était à un pâté de maisons de là où j’ai étudié la photographie dix-sept ans plus tard, à l’université des Arts. Ma mère avait trois filles, quatre sœurs, quatre tantes, une mère, une grand-mère et plus de dix nièces… Elles l’ont toutes soutenue dans cette démarche, ainsi que mon père. Au salon, quand ma mère accueillait sa famille, mais aussi les femmes pieuses, chanteuses, danseuses, femmes de ménage, employées de bureau, banquières et businesswomen, la pièce devenait un lieu de stimulations visuelles. Entre les douzaines de magazines qui peuplaient l’endroit, les livres et les affiches, les femmes attendaient et faisaient le point sur les informations locales et nationales, ainsi que les commérages. Elles trouvaient là un espace où elles pouvaient être entendues et écoutées.

Ce salon, cette ambiance m’ont ouvert les portes d’un monde composé d’histoires de femmes, cela m’a permis de découvrir leur activisme et leur image, deux choses qui sont devenues plus tard une composante importante de mon travail, artistique et universitaire.

Embracing Eatonville: A Photographic Survey, Syracuse, NY 2003-4 © Deborah Willis

Photo extraite de la série « Embracing Eatonville: A Photographic Survey », Syracuse, New York, 2003-2004. © Deborah Willis

1955 est également l’année où Emmett Till a été tué dans la ville de Money, au Mississippi, puis retrouvé trois jours plus tard dans la rivière Tallahatchie, non loin de là. Sa mère, Mamie Till, a été voir la presse afro-américaine pour s’assurer qu’elle photographie et publie les images du corps battu et défiguré de son fils. (L’adolescent a été kidnappé par deux hommes blancs, qui l’ont torturé, étranglé avec des barbelés, battu, pour finalement lui tirer une balle dans la tête, ndlr.) J’ai pleuré lorsque j’ai lu cette histoire. J’entendais les clientes de ma mère parler de Mamie Till en chuchotant : « Elle était courageuse et complètement brisée. » Je me souviens m’être assise dans le salon après la remise du diplôme de ma mère, y avoir lu des revues, écouté les discussions et feuilleter le magazine Jet, avec cette photo obsédante d’Emmett, 14 ans, en couverture… Des années plus tard, j’ai lu cette phrase de Mamie Till : « Nous avons détourné les yeux trop longtemps, refusant l’horrible réalité à laquelle nous sommes confrontés en tant que nation. Laissons le monde voir ce que j’ai vu. »

Mamie Bradley s'adressant à un rassemblement de personnes contre le lynchage après l'acquittement des hommes accusés d'avoir tué son fils, Emmett Till, en 1955 © Grey Villet—The LIFE Picture Collection/Gett

Mamie Till s’exprime à un rassemblement contre le lynchage après l’acquittement des hommes accusés d’avoir tué son fils, Emmett. © Grey Villet — The LIFE Picture Collection/Gett 

J’ai alors su que je voulais raconter des histoires par le biais des images et devenir photographe. J’ai commencé à lire « visuellement » les photos et à imaginer les mots sur les pages. Je crois que mon expérience au salon de beauté m’a aidée à façonner ma vision actuelle des choses. Comme l’explique l’historienne Tiffany M. Gill dans son livre Beauty Shop Politics: African American Women’s Activism in the Beauty Industry, ces entreprises ont non seulement stimulé l’entrepreunariat noir sous l’ère des lois Jim Crow mais aussi l’activisme politique, poussé par des organisations telles que la National Negro Business League. Les femmes afro-américaines qui voulaient être indépendantes économiquement ont créé des espaces communautaires stimulants où elles pouvaient se soutenir entre elles. Elles étaient au service du changement social et culturel.

Lorsque j’ai commencé mon cursus à l’université des arts de Philadelphie, je pensais que je devais viser deux carrières professionnelles bien séparées : c’est-à-dire être d’un côté, une artiste, et de l’autre, une universitaire spécialisée dans les arts se concentrant sur les travaux et les carrières de photographes noir-e-s à cause du manque d’informations et d’expositions consacrées aux artistes noir-e-s à cette époque.

En 1972, la faculté ne comptait que deux femmes noires parmi les élèves du département de photographie. Je me suis retrouvée confrontée à un enseignant qui m’a alors expliqué que je prenais « la place d’un honnête homme ». En revanche, une autre professeure, Anne Tucker, m’a appuyée dans ma volonté d’écrire et de faire des recherches sur les travaux de photographes noir-e-s. Elle m’a encouragée et c’est en sa personne que j’ai trouvé un modèle et un mentor. Ensuite, je suis allée à l’Institut Pratt afin d’obtenir un MFA (Master of Fine Arts, ndlr).

 Deborah Willis explique son travail et ses recherches, qu’elle consacre depuis dix ans à la photographie au XIXe siècle et à la représentation du corps de l’esclave et de l’être libre, à l’université de New York, le 18 avril 2014. Elle explore ce sujet en détail dans son livre Envisioning Emancipation: Black Americans and the End of Slavery, paru en décembre 2012 chez Temple University Press.

J’ai passé mes années estudiantines à compiler et récolter des informations sur les photographes noir-e-s, et des heures dans le studio et la salle de classe à ressusciter les carrières peu connues de ces derniers. En 1979, je me suis rendue à la conférence annuelle de la College Art Association et je suis allée voir des panels de femmes artistes. Elles parlaient d’art et de la manière d’en faire. Je me souviens de mon excitation en écoutant Faith Ringgold partager ses anecdotes sur le sujet. Ou de mon effervescence lorsque j’ai rencontré des artistes et des conservatrices de musée comme Leslie King-Hammond ou Lowery Stokes Sims au Women’s Caucus for Art. Dans les années 1970, les premières directrices de musée que j’ai rencontrées ont été Mary Schmidt Campbell et Claudine K. Brown. Toutes ces femmes libres m’ont enthousiasmée au plus haut point, surtout dans leur façon d’expliquer leur rôle dans le domaine de l’art.

Dr Leslie King Hammond © DR

Leslie King-Hammond. © DR

Dès la fin de mes études, j’ai été embauchée par deux femmes, Jean Blackwell Hutson et Ruth Ann Stewart, en tant que spécialiste photographie au Arthur Schomburg Center for Research in Black Culture (bibliothèque publique de New York), afin d’organiser les collections. Cela a duré douze ans. En 1992, j’ai déménagé à Washington, où j’ai travaillé au développement de ce qui est aujourd’hui devenu le National Museum of African American History and Culture. Là-bas, j’ai continué à chercher un autre son de cloche et étendu mes intérêts dans le domaine de la culture visuelle, pour finalement tenter d’obtenir un PhD (équivalent du doctorat, ndlr) spécialisé dans les cultural studies à l’université George Mason.

À travers mes écrits et mes recherches, je me suis concentrée sur la manière de s’identifier et de se percevoir soi-même. Les travaux empiriques nous rappellent comment, historiquement, la photographie a permis aux gens de contrer l’image négative que la culture en général leur donne d’eux-mêmes. En définitive, je pense qu’elle a servi de miroir puissant pour la communauté afro-américaine, reflétant ses accomplissements, ses triomphes, c’est-à-dire une imagerie positive trop souvent effacée culturellement.

 

Quelles sont vos actions au quotidien pour lutter contre les inégalités ?

En tant qu’artiste noire, conservatrice de musée et professeure, j’utilise mes expériences pour interroger les actes d’injustices et les moments clés dans la pop culture. Cela me permet de présenter de nouvelles manières de voir, et de parler de concepts qui font que l’art de tel-le ou tel-le artiste importe. Je reformule souvent les récits que je trouve dans les textes historiques en me concentrant sur le corps noir féminin, afin de placer le passé dans une discussion au présent. Ce que je préfère en tant que conservatrice, c’est découvrir des artistes et des photographes qui voient la pratique sociale et artistique comme une exploration des complexités de la vie de famille, et comme la possibilité de faire du militantisme tout en transformant les expériences du quotidien. J’ai pris conscience de l’importance de la photographie en tant que moyen narratif lorsque j’étais plus jeune, à Philadelphie. C’est là que j’ai décidé que j’utiliserai mon appareil photo pour raconter des histoires, et pour travailler plus particulièrement sur la façon dont on perçoit les femmes dans l’imagerie publique.

Lors de son émission Black America du 30 mars 2016, Carol Jenkins discute avec Deborah Willis de ce que signifie être noir-e aux États-Unis de nos jours et de l’importance de documenter l’histoire afro-américaine à travers la photographie.

Mes écrits abordent des questions cruciales dans les domaines de l’histoire photographique, l’imagerie, la culture visuelle, l’art afro-américain ou encore la culture populaire. J’ai toujours focalisé ma photographie sur des thèmes tels que la beauté, la race et le genre. Je me place dans la tradition des rôles d’artiste et de savante. Je pense que nous devons non seulement créer mais également motiver une histoire de l’art américain plus inclusive, en cherchant et en écrivant sur l’art qui a été négligé.

Deborah Willis Musee

La plupart de mes publications offrent de nouvelles interprétations. Mon art a mis l’accent sur la notion de photographie comme biographie et sur la documentation du corps féminin. J’utilise mes photos et des images d’archives pour traiter des injustices de la politique sociale. Mon expérience avec la photographie a plusieurs aspects et, dans mon œuvre, j’essaye aussi de revenir sur des souvenirs historiques en organisant les conférences « Black Portraitures » à New York, Paris, Florence et, cette année, Johannesburg.

 

Quel est le livre indispensable que vous prendriez avec vous sur une île déserte ?

Three Decades of Photography and Video, de Carrie Mae Weems. Il est difficile de mettre cette artiste dans une case. Cela me permet de prendre le temps de lire son travail et ses mots, et d’y faire référence dans ce que je pourrais éventuellement être capable de créer. Carrie Mae Weems est née à Portland, dans l’Oregon, en 1953. Elle confronte les représentations historiques et les remet en scène avec le procédé du « Et si ? ». Dans « Not Manet’s Type », elle critique les « maîtres » blancs de l’art et la manière dont la beauté est définie dans leurs peintures. C’est une série ironique de cinq autoportraits introspectifs, accompagnés de remarques adressées à Édouard Manet, Pablo Picasso, Willem de Kooning et Marcel Duchamp.

carrie M Weems

Quand je regarde sa série « Kitchen Table », je suis frappée par la façon dont elle a reproduit l’espace de la cuisine, tel un petit îlot. Ce lieu a une vraie symbolique dans une vie de famille, ainsi que socialement dans ce que l’on appelle la girl culture. Carrie, en narratrice habile, montre comment la table de la cuisine est pour beaucoup d’entre nous un espace de dialogue. La famille, les ami-e-s, les enfants sont attirés par cet objet quand l’on cuisine ou lorsqu’ils cherchent du réconfort et un endroit pour être tranquilles. L’artiste, qui est son propre modèle, rejoue ces scènes et les photographie avec une telle précision que les spectatrices et spectateurs ont l’impression d’être assis-es à ses côtés.

 

Être une femme au XXIe siècle, c’est comment ?

C’est une époque passionnante pour s’interroger sur la manière de faire la différence. Je crois en la collaboration pour que les choses bougent dans le domaine des arts. En tant que professeure, photographe, historienne de l’art ou mère, j’ai toujours été en quête de la beauté. Seuls les moyens de transmettre ce message – conférences, expositions, publications de livres… – ont évolué.

De mon point de vue, nous – les fabricant-e-s de culture – sommes responsables de notre futur. Nous devons faire en sorte que nos écrits et nos actions aident à construire une histoire de l’art plus inclusive, et arriver à prendre en compte la pratique sociale dans notre façon de faire de l’art, pour et avec nos communautés. Mon travail est inspiré par l’héritage artistique activiste, l’esthétique et les préoccupations intellectuelles des femmes artistes du passé.

 


Découvre l’actualité du Dr. Deborah Willis sur son site officiel consacré à son art et sur son compte Twitter !


Image de une : © Jennifer Pritheeva Samuel