Dans son dernier album, Culottées, Pénélope Bagieu retrace la vie de quinze femmes courageuses. D’abord publiés sur le blog éponyme du Monde, ces portraits tentent humblement de redonner une place à celles que l’on efface de l’histoire sans jamais se retourner. Réhabiliter les voix des invisibilisées prendra du temps, mais une bande dessinée est un bon moyen de se lancer.
Ce n’est pas une révélation, la contribution des femmes dans l’évolution des sociétés a souvent été volontairement ignorée par nombre d’historiens. Et lorsque celle-ci n’était pas passée sous silence, l’existence de ces femmes a régulièrement été déformé, modelé de façon à entrer dans la grille de lecture sexiste et misogyne des hommes qui les rapportaient. Walter Benjamin le formulait déjà dans ses thèses : l’histoire est toujours écrite par les vainqueurs, les oppresseurs. Et c’est avec ceci en tête qu’il faut aborder la dernière bande dessinée de Pénélope Bagieu, Culottées, parue aux éditions Gallimard.
Certes, la jeune bédéiste n’est pas historienne, mais grâce à sa démarche, les invisibilisées retrouvent un peu de consistance… sous la mine de son crayon. Son travail sur les couleurs est remarquable, chaque femme y trouve sa propre gamme. Les tons vifs donnent l’ambiance, imposent un rythme, une humeur. Chaque récit est immersif, et ponctué par une magnifique illustration de deux pages, que l’on croirait tout droit sortie d’un rêve de la dessinatrice.
Ce premier tome regroupe quinze portraits de femmes. Des femmes qui brillent par leurs réalisations, mais aussi par leur diversité, leur singularité. L’intelligence de Pénélope Bagieu réside avant tout dans sa prose. Non pas que son dessin soit sans importance, mais il est indispensable de souligner à quel point le texte prédomine ici. Il renforce les images. Alors qu’elle retrace la vie de ces femmes dont l’on ne connaît majoritairement pas les noms, elle reste fidèle à son style énergique et accessible.
Chaque mini-biographie est vue à travers son œil contemporain et son trait efficace. Le décalage qui se crée entre les deux époques est très drôle. On peut presque voir les failles spatio-temporelles s’ouvrir au rythme des anachronismes. Mais ce parti pris permet surtout aux lectrices et aux lecteurs de s’immerger, de s’identifier. Et c’est essentiel. Car en découvrant peu à peu ces femmes, on visualise progressivement l’ampleur de leur rôle, tout au long de l’histoire avec un grand H. Elles sont d’ailleurs liées par un même combat : se battre contre l’ordre établi, le statu quo et le double standard dont sont victimes toutes les femmes. D’hier et d’aujourd’hui.
C’est ainsi que l’on en vient à trouver des points communs entre nos combats et ceux d’une gynécologue du IVe siècle avant J.-C. Alors qu’il est depuis peu interdit pour les femmes de pratiquer la médecine à Athènes, Agnodice s’arme de son baluchon et file en Égypte, puisque là-bas, ces études lui sont autorisées. Une fois rentrée chez elle, elle décide de se déguiser en homme afin de pouvoir exercer. Elle réussit alors à recréer le lien perdu entre les patientes et leur docteur, et devient « le » gynécologue d’Athènes grâce à son dur labeur. Les femmes ne sont pas dupes, elles savent qu’Agnodice n’est pas un homme, mais cela ne les dérange pas. Du côté des médecins, frustrés de se voir piquer leur clientèle par ce bougre inconnu, il ne leur faut pas longtemps pour fustiger ce confrère, exprimant leur jalousie en colportant des ragots.
Agnodice doit ainsi affronter un tribunal de maris et de médecins, qui l’accusent d’« abuser de ses patientes mariées » (ah ! la belle époque…). En dépit de cela, elle ne se démonte pas, révèle son identité et résiste au jury. Elle est vite soutenue par sa patientèle, qui débarque pour manifester son mécontentement quant à l’injustice de la situation et lui évite de justesse la condamnation à mort. « Honteux, ils finissent par acquitter l’accusée, et réautorisent les femmes médecins à Athènes. » Rien que ça. Quel rapport avec le XXIe siècle, me diras-tu ? Eh bien, sache qu’en 2016, certain-e-s politiques contestent le fait qu’une femme puisse refuser d’être auscultée à l’hôpital par un médecin homme. Monsieur Alain Juppé désire par exemple imposer un « délit d’entrave à la laïcité ». Maintenant, on compte les siècles de progrès social pour en arriver là, et on respire un bon coup.
Il est difficile de ne pas se sentir frustré-e ou révolté-e quand, en arpentant les parcours extraordinaires de ces femmes, l’on réalise que tous leurs accomplissements sont toujours aujourd’hui remis en question. Constamment. Rester debout malgré la violence incessante de la domination masculine demande du courage. Heureusement, il y a chez ces personnes merveilleuses de quoi alimenter notre lutte, notre rage de vivre dans une société meilleure.
Clémentine Delait, « femme à barbe », nous montre qu’il ne tient qu’à nous de nous réapproprier nos différences pour en faire une force. Nzinga, « reine du Ndongo et du Matamba », éveille notre esprit de rébellion face aux dominants. Margaret Hamilton, « actrice terrifiante », nous rappelle que nous sommes les héroïnes de nos propres vies, que l’on peut se jouer des limitations qui nous sont imposées. Les Mariposas,« sœurs rebelles », accroissent notre colère contre les tyrans et notre envie d’agir. Et ainsi de suite. Chaque portrait est une ouverture sur les combats pour l’émancipation féminine. Un joli carnet de route illustré pour toute féministe et tout allié en mal d’inspiration. L’air de rien, Pénélope Bagieu offre dans son livre une introduction intelligente à des concepts clés.
Et s’il en est une qui incarne à elle seule la résilience des femmes, c’est Joséphine Baker. L’attachement tout particulier de l’autrice à cette « culottée » est d’ailleurs palpable. Issue d’un milieu pauvre, noire dans une Amérique ségrégationniste, artiste, voyageuse et communément « réduite à une ceinture de bananes » dans l’inconscient collectif, Joséphine Baker a par sa simple existence bouleversé les codes. Une fois en Europe, où elle parvient à s’épanouir en tant que performeuse, elle se retrouve très rapidement confrontée au nazisme. Et devient espionne pour la résistance. Plus tard, aux États-Unis, elle marche aux côtés de celles et ceux qui luttent pour leurs droits, fatiguée de se produire dans des salles qui affichent des pancartes interdisant l’accès aux noir-e-s. Son engagement est si fort qu’elle finit ruinée (mais est, par bonheur, bien entourée).
Joséphine Baker représente à sa manière la corrélation capitale entre culture et militantisme. Et elle a prouvé à de nombreuses reprises sa nécessité. Avec cette bande dessinée, malicieusement intitulée Culottées, Pénélope Bagieu le confirme. Nous avons besoin d’un art engagé. De propositions diverses, de multiplier les voix, et de rendre la leur à celles que l’on a fait taire. Il n’y aura jamais trop d’œuvres réhabilitant l’importance des femmes au fil de l’histoire, ainsi que celle des vaincu-e-s et des opprimé-e-s, bien trop souvent invisibilisé-e-s des récits.
Gallimard
22/09/2016
144
Pénélope Bagieu
19,50 €
Guerrière apache ou sirène hollywoodienne, gardienne de phare ou créatrice de trolls, gynécologue ou impératrice, les Culottées ont fait voler en éclats les préjugés.Quinze portraits de femmes qui ont inventé leur destin.