En matière de piraterie, les femmes n’ont rien à envier aux corsaires barbus, en témoigne l’incroyable histoire de Ching Shih, véritable terreur de la mer de Chine du XIXe siècle.

 

Quand l’on évoque la piraterie, les stéréotypes qui peuplent notre inconscient sont légion : un barbu cruel, un fou estropié à perroquet ou encore une brute sanguinaire, que jamais l’on n’imagine sous les traits d’une femme. D’ailleurs, les pirates, résolument superstitieux (et peu connus pour leur pensée progressiste), estimaient que la présence d’une femme à bord d’un navire portait malheur. Pourtant – et cela est moins su du grand public –, il n’est pas si rare, à partir du XVIIIe siècle, que des femmes s’imposent au sein des équipages, notamment dans les Caraïbes et la mer de Chine. L’une des plus téméraires, Ching Shih, que tu connais certainement grâce à Pirates des Caraïbes, a sévi sous la dynastie Qing (1644-1912), dans les eaux de la mer de Chine.

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Portrait de Ching Shih. © DR

Ching Shih est née sous le nom de Shih Yang aux alentours de 1775, dans la province chinoise de Guandgong. Rien ne laissait présager que cette prostituée dans l’un des bordels flottants de Canton allait finir par se reconvertir à l’âge de 26 ans, et révéler de grands talents dans la piraterie. Redoutable stratège et d’une intelligence décrite comme hors du commun, elle fera carrière à bord d’un autre type de bateau, à la suite de sa rencontre avec Cheng I, pirate héritier d’une longue filiation et commandant de la flotte du Drapeau rouge.

Le contexte qui a fait que ces deux-là ont fini ensemble est discuté par les historien-ne-s. Pour certain-e-s, Ching Shih aurait d’abord été la prisonnière de Cheng I. Alors que d’autres préfèrent s’en tenir à une version cordiale : Cheng I aurait demandé sa main à Ching Shih, qui aurait alors accepté, à condition de pouvoir être, en partie, en charge des affaires de la flotte. Quoi qu’il en soit, le pirate et la prostituée se marient en 1801, et Ching Shih ne tardera pas à devenir un élément clé de l’organisation.

 

Plus qu’une pirate

Femme de l’ombre, la nouvelle mariée devient vite le « cerveau » de la flotte au Drapeau rouge. Elle se fait remarquer par ses talents dans l’élaboration de la stratégie militaire. Pendant six ans, le couple lutte dans les rangs de la rébellion vietnamienne de la dynastie Tây Sơn, et voit sa flotte passer de 200 à 1700 bateaux, notamment grâce aux alliances pensées par la très maligne corsaire. La flotte scelle en particulier un pacte avec Wu Shi’er, un autre écumeur du cru, pour former une coalition de pirates cantonais. Mais Ching Shih, signifiant littéralement « veuve de Cheng », ne vieillira pas avec son époux puisqu’il périt en 1807, emporté par les vagues au cours d’une tempête.

Veuve éplorée ? Pas vraiment. Elle rêve de prendre réellement les commandes de la désormais puissante flotte du Drapeau rouge, mais en tant que femme, elle ne peut prétendre à de telles fonctions dans la piraterie. À moins qu’elle ne fasse comme à son habitude appel à ses talents de stratège.

Illustration de Ching Shih pour le livre Tales of the Nautical Deep de Tiki Machine © Vanilla Waffles

Illustration de Ching Shih pour le livre Tales of the Nautical Deep, de Tiki Machine. © Vanilla Waffles

Ching Shih s’assure alors le soutien des proches de son mari, avant de prendre pour amant et allié le second de celui-ci, un certain Chang Poa (ce dernier aurait d’ailleurs été le fils adoptif de Cheng I, selon certains). Âgé de 21 ans, il serait lui aussi tombé dans la piraterie par hasard, car capturé à 15 ans par Cheng I. Il prend donc la tête d’une flotte immense, dont les rênes sont en réalité tenues par la perspicace corsaire.

Celle-ci se charge du juteux négoce et élabore les plans d’attaque, qui font de la flotte une organisation complexe, à mille lieues de la simple piraterie de pillage. Aux alentours de 1810, 17 000 loups de mer obéissent directement aux ordres de Ching Shih, et près de 80 000 personnes, âges et genres confondus, travaillent de près ou de loin pour les besoins en espions, nourriture, fourniture, etc., de la flotte.

À ce stade, celle-ci contrôle le sud de la mer de Chine, mais aussi la province de Guangdong, et se trouve à la tête d’un large réseau d’espionnage opérant au cœur du pays. Ching Shih impose des taxes aux bateaux marchands qui doivent emprunter la zone sous contrôle, leur assurant alors sécurité et protection.

Portion of a Qing scroll on battling 19th Century piracy in the South China Sea

Partie d’un parchemin de la dynastie Qing représentant une bataille entre pirates, dans le sud de la mer de Chine. © DR

La pirate impose également une discipline de fer à ses marins, à travers un système impitoyable : ils n’ont qu’à bien se tenir face aux nouvelles règles, sans quoi ils seront décapités et jetés à la mer. On retiendra notamment l’interdiction de violer les prisonnières, de piller les villages alliés, ou encore de se servir dans le butin de la flotte. Et on remarquera un souci marqué pour le respect des règles ainsi qu’un certain sens de la justice chez cette femme, pourtant a priori tyrannique. Sa sévérité se montrera efficace, au vu du succès croissant des marins. Un prisonnier du nom de Richard Glasspool évoquera « une force intrépide dans l’attaque, désespérée dans la défense, et inflexible même surpassés en nombre ».

 

Invaincue et tellement culottée

En seulement un an, la flotte atteint un rang inégalé en Asie du Sud. Elle domine en effet un territoire allant de la Corée à la Malaisie, en grande partie grâce à la pirate la plus douée de tous les temps, surnommée à juste titre « la Terreur de la Chine du Sud » par les Britanniques. Mais les eaux de la mer de Chine devraient en principe être contrôlées par l’autorité légitime, c’est-à-dire la flotte impériale. Néanmoins, la dynastie Qing n’a aucune prise sur cette organisation qui surpasse tout ce qui était connu jusqu’à présent dans la piraterie classique. Une première mission doit tenter de la détruire. C’est un échec cuisant : Ching Shih, victorieuse, récupère en prime 63 bateaux de la force navale impériale. L’empereur décide alors de faire appel, moyennant des sommes extravagantes, aux Britanniques, aux Portugais et aux Hollandais, mais cette fois-ci encore, en vain. La flotte au Drapeau rouge semble invincible !

Ching Shih

Version colorée de la seule illustration officielle connue de Ching Shih. © DR

Elle ne sera de fait jamais vaincue, puisqu’au bout de deux ans, le souverain change de tactique et propose l’amnistie au couple. Contre toute attente, Ching Shih se rend chez le Zǒngdū (gouverneur général de Canton) pour discuter d’un traité de paix… mais non sans contreparties. Le couple abandonnera le combat, à condition de garder son butin et d’être absous de tous ses crimes. Pour Chang Pao, une reconversion est négociée : il sera aux commandes d’une partie de la flotte impériale. Ching Shih, fidèle à sa témérité, s’assure quant à elle le titre de « lady par décret impérial », ainsi qu’une somme rondelette destinée à aider ses marins à retrouver la vie « civile » au sein de la noblesse. Mais tous ne bénéficieront pas d’une retraite dorée : 126 d’entre eux sont exécutés et 250 autres punis pour les crimes perpétrés durant leur carrière.

Après la signature du traité de paix, elle quitte définitivement la piraterie. La jeune femme se remarie et a même des enfants. Elle n’a alors que 35 ans. Mais Ching Shih décide de revenir à ses premières activités en 1822, à la suite de la mort de son mari, et ouvre une maison de prostitution et de jeu à Canton. Elle meurt en 1844, à l’âge honorable de 69 ans (pour des raisons encore inconnues aujourd’hui).

Si son histoire dénote, en particulier de par sa capacité à survivre dans un monde qui semblait vouloir sa disparition, elle n’est pas la seule femme à avoir marqué l’histoire de la piraterie. Les exemples de Sitt al-Hurra, alliée de Barberousse dans le bassin méditerranéen au XVe siècle, Sadie Farrell, corsaire sévissant sur la côte Est des États-Unis au XIXe siècle, ou encore Jacquotte Delahaye, pirate haïtienne s’épanouissant dans la mer des Caraïbes, prouvent qu’il ne s’agit pas d’un problème de références mais bien de transmission. Il y a dans les livres d’histoire une place vacante pour les légendes et les récits retraçant les parcours de femmes pirates, d’héroïnes du quotidien, de figures complexes et marquantes, d’existences à contre-courant.

 


Pour aller plus loin :


Image de une : illustration de Ching Shih, vers 1800. © DR