J’adore le lait. Un grand bol de lait froid, c’est délicieux, et c’est le premier vrai plaisir de la journée.

Chez moi, se lever le matin en vrac, ce n’est pas une habitude mais une culture, une religion. Les cheveux en bataille, les yeux plus fermés qu’ouverts et l’haleine de poulpe sont les éléments de mon uniforme matinal. C’est vrai qu’à bien y réfléchir, je ne suis pas sûr que le poulpe soit une référence en matière d’odeur de bouche nauséabonde, mais dans le doute, il fera l’affaire ; j’imagine qu’une créature aussi dégueulasse, qui mange du crabe avec son bec toute la journée ne doit pas sentir la menthe fraîche. En plus de cette tronche pas possible, quand je me lève, je suis encore dans le brouillard de mes rêves − ce qu’on pourrait assimiler à une forme de somnambulisme. Alors bon, ce n’est pas facile pour comprendre BFM TV, qui m’explique que l’émission de titres obligataires à hauteur de 5 milliards par l’Espagne est une bonne chose pour l’économie européenne, mais au moins je plane et j’ai toujours des idées intéressantes. Je suis même sûr que toutes les grandes inventions de l’histoire ont été pensées pour la première fois un matin brumeux. J’imagine bien Einstein devant son bol de chocolat qui se sent super décalé par rapport à la réalité, il a du mal à émerger, il se dit que le temps qui défile dans sa tête ne colle pas avec l’espace qui l’entoure. Du coup, il est un peu intrigué, il se dit qu’il doit bien y avoir une façon d’expliquer ce décalage, et paf ! Les bases de la relativité étaient posées. D’ailleurs, pas plus tard que la semaine dernière, moi, j’ai eu une idée révolutionnaire, mais je l’ai totalement oubliée depuis. Je me rappelle juste qu’il était question de hamburgers et de papillons.

Et c’est donc dans ce brouillard créatif que là, à cet instant précis, je me demande ce que peut bien représenter cette bouteille de lait pour moi. Pourquoi, tous les matins, je me bois un grand bol de lait froid et je regarde cette bouteille de lait en souriant. Je ne pense pas que ce soit grâce à cette pub à la con, même si la parodie des Nuls m’a toujours fait rire. C’est peut-être dû à mes souvenirs ? Comme dans ce bouquin, où le mec il sent un gâteau et ça lui rappelle des tas de trucs. Je crois que c’est la brioche de Proust. Il me semble aussi qu’en voyant les petits morceaux de sucre sur le dessus, il pense à la neige de son enfance. C’est un peu pareil pour moi je crois parce que, aussi loin que remontent mes souvenirs, je vois toujours cette bouteille de lait sur la table. Quand j’étais tout gamin, ma mère me préparait mon petit déjeuner, le dernier répit avant de partir pour le collège. Le grand bol de lait froid, les bonnes tartines de confiture d’abricot, et même ce pauvre chat que mon frère enveloppait dans de la cellophane toutes les semaines, toutes ces choses faisaient partie d’un matin rassurant. Ça ne m’étonne pas que je sois là, tous les matins, un grand sourire sur les lèvres.

Cette bouteille de lait, c’est mon adolescence sur la table, le lien entre ce que j’étais et ce que je suis (je suis un vrai philosophe, ce matin).

Je me rappelle très bien mes arrivées au collège. Il y avait toujours « les grands » qui nous attendaient juste devant les portes et qui nous collaient une bonne claque derrière la tête pour nous rappeler que tant qu’ils seraient là, on aurait du mal à descendre en récréation sans flipper. J’avais 12 ans et je connaissais mes premiers émois amoureux. En début d’année scolaire, j’ai demandé à Julie si, pour lui dire bonjour, elle me donnait l’autorisation de lui faire une bise sur la joue. Elle a ri, fort et très longtemps. Puis, après d’interminables secondes, elle m’a répondu : « Ça me ferait mal. » D’un autre côté, quand j’y pense, cette expression me semble totalement en décalage avec l’âge qu’on avait à ce moment-là ; peut-être qu’elle a juste ri ou peut-être qu’elle m’a insulté, elle m’a peut-être même cogné. Quelle que soit la vraie version, j’ai une pensée pour mon gros feignant d’inconscient, qui n’a pas été foutu de refouler tout ça jusqu’au bout. Ainsi, en septembre, Julie a posé les bases de ce que devait être ma vie amoureuse pour les dix prochaines années, et dès octobre, j’ai compris où était ma place. J’ai rejoint « le club des losers » (les gros, les maigres, les mecs à lunettes, les très bons en cours, les très mauvais en cours, et tous les moches, ma catégorie) et je suis devenu un joueur de niveau moyen à Pokémon (la version rouge).

Je pensais que je finirais seul (l’optimisme n’a pas sa place au collège), jusqu’au jour où une rumeur s’est répandue dans la cour de récréation. Morgane, la délicieuse jumelle de Solène, serait « attirée » par moi. Wouah ! Morgane, incroyable ! Au début, je n’y croyais pas trop, c’était quand même une fille très populaire (elle était même sortie avec Yvan, c’est dire !), mais c’est vrai qu’elle était la seule fille a m’avoir adressé la parole en quatre mois. Une seule fois certes, mais c’est largement plus que toutes les autres filles réunies ! Malgré la rumeur persistante, je n’osais pas regarder la jolie Morgane. Ça pouvait se comprendre, la seule chose qui avait posé sa bouche sur mes lèvres, c’était mon chat (et sans mon consentement). Je ne compte pas la plante grasse de ma grand-mère, c’était pour m’entraîner « au cas où ».

J’ai hésité pendant trois semaines. Et puis, un beau jour, je me suis laissé convaincre par mes « amis » Maxime et Grégoire. Pas les mecs les plus malins, loin de là, mais ils étaient populaires, c’est ce qui comptait. En substance, ils m’ont dit : « Mais vas-y, elle te veut, elle n’en peut plus d’attendre, ne rate pas cette occasion ! » Bon, très bien. J’ai décidé de me lancer dès le lendemain. Devant mon lait froid, je regardais fixement la bouteille, plongé dans mes pensées, comme aujourd’hui. J’avais rêvé de cette fille toute la nuit et je savais que c’était dans la poche. Le rendez-vous avait été fixé à 15h45, derrière les arbres. Je me souviens parfaitement de cet instant, je me suis approché d’elle et avec ma voix d’adolescent en pleine mue, j’ai prononcé la formule solennelle : « Morgane, tu veux sortir avec moi ? », et elle a dit oui. Très lentement, je me suis approché d’elle, le cœur battant. Mais au dernier moment, elle s’est retirée de la trajectoire que j’avais calculée pour atteindre ses lèvres en me glissant un petit : « Nan mais je déconne. » Le monde s’est effondré sous mes pieds, quasiment littéralement. Enfin, j’aurais aimé qu’il s’effondre. Cela m’aurait évité de remarquer qu’une bonne partie de la classe s’était cachée pour rire de cette bonne blague, Maxime et Grégoire les premiers. Ha ha ! oui, c’était si drôle…

J’ai dû verser quelques larmes de rage et je suis remonté en classe. Puis la vie a continué, exactement comme avant : j’ai passé du temps avec mon club, complété ma collection de Pokémon (151 à l’époque, je vous ferais dire) et j’ai « habité » quelques dizaines d’heures dans les casiers à côté de la permanence.

J’avais oublié cet épisode de ma vie, c’est marrant que je me souvienne de tout ça ce matin.

C’est vrai que cette bouteille de lait, c’est mon adolescence sur la table, le lien entre ce que j’étais et ce que je suis… 

Quand j’y pense, un grand bol de lait froid le matin, y a rien de tel pour me coller la gerbe pour la journée, faut vraiment que j’arrête d’en boire. Demain matin, ce sera café-clope, le petit déjeuner des champions.

 


Image de une : © Briony May Smith 2016