Dans ce nouveau Mémorandom, Yan imagine sa vie comme au cinéma, faite de plans serrés, de travellings. Il entend la bande-son qui l’accompagne, les bruitages qui l’animent. Le voilà dans le septième art du réel. 

 

Je me traîne sur le sol lisse et usé du Forum des Halles, à Châtelet. Comme trop souvent une fois un film achevé, la foule est dense, le rythme effréné, le pavé crasse. La musique du générique hante encore mon imaginaire. Peu importe le métrage, toujours à la sortie, une bulle de fiction m’enserre. Elle perdure, me serre et m’isole, me digère et m’affole quand je reviens vers l’écran d’une réalité qui ne m’est plus contée. En suspens dans l’arène, je compte mes contemporain-e-s qui, trivialement, se frôlent ou se heurtent dans le flot de cette fête foraine quotidienne. Peu conscient-e-s de leur proximité, trop de l’antagonisme de leur prochain-e.

Je glisse dans ce couloir immense, morne, un travelling compensé se lance. Je me rapproche autant que je prends de la distance, gagne en profondeur sur moi, sur l’autre, sur nos épaisseurs. Tout ça me donne le vertige, clarifie chaque détail, repousse les coins. Les silhouettes se détachent toutes sur l’amer béton de murs uniquement coupés de réclames et de néons. Tout, jusqu’au son, rebondit et enfle en échos désordonnés, de loin en loin. Ces notes erratiques d’El Huervo sortent-elles de mes écouteurs ou des haut-parleurs désuets de ce parc lunaire ? Directement de mon cerveau ? Est-ce que, suivant leur rythme, je me meus avec fluidité ou avec des heurts ? Je n’arrive pas à savoir si je dénote dans ce bestiaire.

Fourmi lambda du tunnel, je me perds dans les dimensions de cette cathédrale d’un consumérisme millimétré qui m’écrasent pour paradoxalement mieux me libérer. Tout est si monumental, palpable tout en se parant d’une mystique abyssale faite d’espace, de fuites d’eaux et d’odeurs pestilentielles. Alentour, l’espace et le temps continuent de se dilater, diluer, diffracter sans entrain. Tous les mouvements sont limpides et fluides pour, la seconde d’après, être précipités, saccadés, moins sereins. Au cœur de cette grande boîte sous terre, des Francis Bacon colorés qui m’entourent filent en torrent, effleurant ma sphère, la faisant tanguer. Ils foncent tête baissée et majoritairement austère vers ce qu’ils pensent vouloir faire, me laissant observateur neutre d’un ballet dépourvu de sérénité.

Tout est si étrange, plein de carton-pâte autant que d’une énergie devenue matière. Il m’est cette fois inutile de tracer la meilleure trajectoire, moi qui suis trop fréquemment pressé. Il me suffit de flotter, de sentir chaque muscle, chaque fibre se mouvoir. Profiter. Me répétant qu’il me faut à tout prix me rappeler de cet état, l’étiqueter, le conserver précieusement sur une étagère. Une certaine mélancolie habituelle me souffle que mon temps est compté, que ma retraite s’évapore à chaque pas et que, trop vite, ce sera de nouveau un retour au combat et à l’ordinaire bouchant tous mes pores.

Alors je rentre la tête, j’absorbe un coup d’épaule me refaisant toucher terre. Ma conscience s’étrécit de nouveau et je pense à ces pages fantastiques de The Rook, à l’humour délétère. Au moins, il y aura toujours des fictions, autant d’échappatoires pour autant de bouffées d’air.

 

Œuvres et lieux cité-e-s :

  • Amer béton, film de Michael Arias et Hiroaki Andō, 2006
  • « Irreversible », Vandereer, El Huervo
  • Univers visuel de Francis Bacon
  • The RookAu Service surnaturel de Sa Majesté, Daniel O’Malley, 2012
  • Place Carrée, Forum des Halles, 101 rue Berger, 75001 Paris