Aurore se souvient d’une journée au Caire, et de ses émotions si fortes qu’elle croit être tombée en amour avec une ville qui lui ressemble. 

 

C’est une ville pantagruélique, dont les embouteillages labyrinthiques forment des vagues d’anacondas démesurés jusque dans le désert, là où s’esquissent les célèbres sculptures triangulaires. C’est une ville tonitruante où les sons des automobiles constituent un ensemble symphonique hasardeux. C’est aussi la ville du premier OSS 117, et celle du prix Nobel de littérature Naguib Mahfouz. Bienvenue au Caire.

Je monte dans le taxi qui nous  emmène aux pyramides. C’est Mohammed qui conduit. Il est bavard. Il est drôle. Je l’écoute, mais je me laisse toutefois happer par le spectacle des autoroutes qui se chevauchent autour de moi et la danse endiablée des voitures qui nous entourent. La radio atténue un peu la musique des klaxons, une chanson se finit et une autre commence. C’est Oum Kalthoum… un monument de la musique arabe. Sans doute la chanteuse la plus célèbre du Moyen-Orient. Il y en a qui disent que la dame est tout simplement la 4e pyramide d’Égypte. Je vois ça comme un prélude à ma toute proche découverte archéologique. Sa voix accompagne incroyablement bien mon trajet. Je suis hypnotisée par son timbre, sa rythmique. La chanson se prolonge, dure, n’en finit plus, mais l’urbanisme, lui, ne semble pas se raréfier. Il y a toujours autant de voitures et autant d’immeubles, alors que les pyramides et le désert devraient être tout proches.

Et là, au détour d’un building inachevé, je le vois, le sommet, son sommet. Trente minutes plus tard, je suis devant elle, tout entière, immense, puissante, irréelle. Je pourrais trembler, pleurer et hurler en même temps. J’aimerais dormir en boule devant elle, mais il faut rentrer. Mohammed nous appelle. Embouteillages, Oum Kalthoum. On est bloqué-e-s. Je m’en fous. Je peux encore voir un bout de la première pyramide et écouter un air de la quatrième. On va à Khân al-Khalili, boire un thé à la menthe dans le café El-Fishawi du souk, où l’écrivain Naguib Mahfouz avait ses habitudes, il a dû écrire quelques phrases de La Trilogie du Caire sur ces tables en bois vieilles et costaudes. La douceur de la boisson apaise l’ardeur de mon estomac encore tout chahuté par les pyramides.

Il faut rentrer. Mohammed nous appelle. Embouteillages, Oum Kalthoum. On est bloqué-e-s sur la place Tahrir. Je pense à la première révolution. Je pense aux femmes. Je pense à la seconde révolution. Je pense à Sissi. Pas la princesse autrichienne. Je pense à l’insoumission d’un peuple aujourd’hui désabusé. Je pense au Caire de l’époque d’Oum Kalthoum. Je pense à mon autre pyramide. Mon estomac se remet à battre la chamade, et mon cœur se contracte. Décidément, mes organes répondent très étrangement. J’ai dû tomber amoureuse. Le soleil se couche et la ville semble se tranquilliser avec la disparition de la lumière. D’apparence hostile aux promeneurs-ses, Le Caire laisse des petits bouts d’elle accessible aux flâneurs-ses. Sur l’île de Gezira, on peut longer le Nil, regarder passer quelques bateaux et deviner les lumières de Tahrir de l’autre côté. Les voitures aux vitres sombres déposent les hommes, les enfants et les femmes élégantes dans les jolis restaurants qui surplombent le fleuve aux crocodiles. Je m’éloigne du Nil et je vais me balader dans le quartier de Zamalek. Les rues y sont petites, les voitures en quantité tout à fait acceptable et les immeubles beaux, bien qu’un peu vieillissants. Derrière une porte imposante, une cage d’escalier me conduit dans un bar qui semble être caché entre deux appartements cossus. Les gens y boivent des cocktails très compliqués avec un nombre d’épices à deux chiffres.

Je m’enivre décemment et savoure l’atmosphère ouatée du lieu, mais déjà, il me tarde d’être à demain et de retrouver le chaos routier qui me ramènera vers ma pyramide.

 

Œuvres et lieux cité-e-s :

  • La Trilogie du Caire, Naguib Mahfouz, 1956-1957
  • Al Atlal, Oum Kalthoum, 1966
  • La grande pyramide de Khéops, Gizeh, Égypte
  • Le Caire, Égypte