Dounia te raconte un souvenir brûlant de douleur et de rage : en 2005, Zyed Benna et Bouna Traoré meurent alors qu’ils essayent d’échapper à un contrôle de police, à Clichy-sous-Bois. Leur décès déclenche les révoltes des banlieues, durement réprimées par l’État. Le souvenir est toujours vif malgré les années, à l’image de sa colère.

 

Deuxième Page lance son premier magazine papier, avec pour thème la colère ! On y parle de militantisme, d’histoire, de culture, de société, à travers des analyses, des tribunes, des critiques, des interviews, des chroniques ou encore de l’écriture créative. Tu pourras te le procurer sur notre page Ulule dès le 9 juin 2020. Pour accompagner notre financement participatif, nous publions sur notre webzine, et tout au long de la campagne, du contenu en lien avec la colère. Merci de nous soutenir !

 

Je me souviens.

Je me souviens de ce jour, car je me souviens de la voiture.

J’étais dans la voiture avec Hidaya. Le voyage me paraissait être un cercle sans fin. Hidaya conduisait plus lentement que d’habitude, comme quelqu’un-e qui craignait quelque chose, à l’affût de tout mouvement. Il faisait déjà nuit. On devait rentrer chez djidda avant le coucher du soleil. La nuit était d’un noir profond, inquiétant. Il faisait froid dans cette voiture sans chauffage. Très froid. Je pouvais dessiner du bout de mes doigts des soleils et des cœurs sur la buée de la vitre glacée. Le bout de mes doigts qui dessinait le bout de mes rêves. Le bout de mes doigts qui imaginait un autre endroit, une autre vie. Parce que j’avais peur. Je savais qu’il y avait eu des morts. Je ne savais pas pourquoi. Deux garçons, je crois, qu’a dit yimma, deux jeunes garçons. « L’enfance est un couteau planté dans la gorge. » Surtout la nôtre. J’ai un incendie en moi. Derrière la vitre glacée, il y avait du feu. Beaucoup de feu. Des cadavres de voitures et de poubelles brûlées jonchaient le sol noirci par les cendres. Pour tuer leur monde, c’était écrit au pied du grand monstre de feu triomphant. Tout était cramé. Entre deux tours, le monstre, menaçant de les détruire. Elles étaient déjà en lambeaux. Et mon cœur aussi. Hidaya m’a regardée et m’a lancé un sourire réconfortant. Elle a augmenté le volume de sa chanson niaise, comme pour se convaincre que tout ceci n’était qu’un rêve, enfin, un cauchemar. Ce jour devait être un pas de plus plein d’allégresse vers le paradis, pas une route abrupte vers l’enfer. Elle aussi, elle avait peur.

Je me souviens de ce jour parce que je me souviens de la voiture de police.

TOC-TOC-TOC. On a sursauté. Le souffle coupé. Un homme en uniforme bleu, bourru, l’air grave, à peine méprisant. Il a ordonné à Hidaya de rentrer sur-le-champ à la maison parce que, maintenant, à cause de ces sales racailles de merde, il y avait un couvre-feu pour nous. Seulement pour nous. Seulement ici. Comme ça, le reste de la ville pouvait continuer de vivre sans nous craindre, nous, les putains de racailles.

Elle n’a pas répondu. « L’enfance est un couteau planté dans la gorge » qui te séquestre dans le silence.

Je me souviens de ce jour parce que je me souviens de la voiture, de la voiture de police, et d’un couteau planté dans une épaule cramée retrouvée à côté de mon école.

Je me souviens, aussi, de tes larmes discrètes quand, une fois à la maison, j’ai appris que les deux jeunes garçons étaient tes amis, et qu’ils avaient été tués par une voiture de police. Je me souviens de tes cris étouffés, de tes souffles forts et écourtés, de nos cœurs ardents et enragés. Je me souviens de ce jour parce que je me souviens de ton visage. Ce n’était pas le visage de la résignation, mais celui de la révolution. La rage est un cri prônant l’espoir.

Aujourd’hui, c’est ton jugement. Elles et ils te demandent d’aimer l’État qui t’a tué. Djidda, yimma, Hidaya et tou-te-s les autres sont énervé-e-s contre toi, mais moi je t’aime et te comprends, car je connais ton incendie.

Aujourd’hui, je me souviens encore de ce voyage en voiture, parce que j’ai l’impression qu’il n’est pas terminé. Qu’est-ce qui a changé depuis ? Le chemin est encore long. J’ai enfilé ton visage comme un masque de combat, je suis descendue de la voiture, j’ai retiré le couteau, et je suis montée dans nos tours en lambeaux. Dans celles-ci, l’ascenseur social est toujours en panne, mais t’inquiète pas, j’ai pris l’escalier, l’encre chaude dans une main, et dans l’autre, notre feu éclairant le chemin.

 

Œuvres et lieux cités :

  • Incendies, Wajdi Mouawad, 2010
  • L’ascenseur social est en panne… j’ai pris l’escalier !, Aziz Senni et Jean-Marc Pitte, 2005
  • Une banlieue, 2005

 


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