Aurore se remémore un séjour à Istanbul, la beauté des lieux et la grâce du temps figé dans des constructions millénaires. Entre les dialogues de Prévert et les vers de Baudelaire, on peut apercevoir la mouette tchekhovienne voler au loin.

 

Il est des endroits sculptés par l’humain qui semblent aussi avoir été piqués par une grâce providentielle. Nos petites âmes endolories par ce doux poison peuvent s’y assoupir dans un bonheur éternel et absolu. La mienne, d’âme, a laissé quelques morceaux d’elle dans l’un de ces endroits, dans ce bout d’eau qui fait le lien entre deux mers et deux continents. Mes lunettes sont tombées dans le Bosphore, au moment d’un virage mal entrepris, et le soleil puissant d’Istanbul a projeté ses reflets aveuglants dans la surface miroitante du détroit et m’a privée de ma vue quelques secondes pour l’éternité.

Un sentiment d’immédiate compréhension s’est emparé de tous mes membres dès la sortie de l’aéroport. Mon buste savait comment s’imposer devant les voitures pour traverser, mes pieds où s’avancer pour rejoindre l’autre rive, mes oreilles quoi écouter pour trouver un appétissant vacarme local. Mon corps tout entier répondait avec une facilité horripilante et en grande intelligence aux éléments extérieurs. Des Turcs et Turques égaré-e-s me demandaient leur chemin. Les chats venaient se réfugier sur mon palier. Le mouvement des artères de la ville suivait la cadence de ma fréquence cardiaque.

Mon être faisait corps avec la ville. Un jour que je voulais traverser le Bosphore et me rendre de l’autre côté – comme le film éblouissant de Fatih Akin −, je me surpris à vouloir attirer la mouette de Tchekhov à coups de jets de petits beurres locaux et à rêver de voir voler un albatros gauche et veule. Mais seuls les petits pigeons de Prévert répondirent à mes signaux alimentaires. Après une traversée trop courte, on nous débarqua sur le sol asiatique à Üsküdar. Là, point de petits drapeaux agités qui précédaient une horde de touristes aux tenues ridiculement identiques, mais que des Stambouliotes et quelques gouttes homéopathiques de voyageurs-ses.

J’achetai alors quelques graines de courges que j’insérai avec la régularité d’un métronome entre mes incisives, afin de fendre leur coque et de récupérer le petit magot à l’intérieur. Je semai les résidus de ma gourmandise à mesure que je grimpai et m’enfonçai dans les rues en bois. Je trouvai alors un point de vue assez éminent pour contempler la rive européenne. De l’autre côté se dessinait le vieux continent pareil à l’électrocardiogramme d’un cœur chaviré, et je laissais le violon de Kâzım Koyuncu venir se poser sur cette sinusoïde urbaine inoubliable.

 


Œuvres et lieux cité-e-s :

  • De l’autre côté, Fatih Akin, 2008
  • « Ben Seni Sevduğumi », Şevval Sam et Kâzım Koyuncu, 2004
  • L’Albatros, Charles Baudelaire, 1859
  • La Mouette, Anton Tchekhov, 1896
  • Drôle de drame, Marcel Carné, 1937 (scénarisé par Jacques Prévert)