Une nuit passée à laisser sa psyché ne faire qu’une avec un écran. Un jeu vidéo comme exercice cathartique, un jeu vidéo comme allégorie de l’absurde existence. Un mémorandom pixélisé et existentiel.

 

Les données s’accumulent, mais l’histoire ne change pas.

Le binaire s’entasse, les faits s’enkystent et le changement se fait discret, voire presque se retire. Seul, j’amasse, j’empile et j’esquive, sans vraiment jamais aboutir. Tetris humain, parfait reflet qui n’en finit pas de déséquilibres. Je corrige, je tourne et j’agence chaque case.

Prochain niveau, je recommence.

L’écran clignote et vacille, lui aussi est fatigué. Pas vraiment vieux, pas encore, mais tout de même rouillé. Au creux de son cadre comme en dehors, l’information se déverse, noie sous sa profusion et sa rapidité. Tangible ou virtuelle, elle exige attention, énergie et de constants rituels. L’observer, l’absorber, la transformer et y réagir, sans pour autant s’oublier. Autant de choses à perfectionner, autant de touches fatiguées à frapper, encore, encore, encore, encore, encore, encore. Persévérer, pour ensuite effacer des lignes bien rangées, ordonnées, apaisées.

Dans l’intervalle, la tension grimpe, le score aussi, je me fige. Un coup d’œil alentours, le sol oscille, un vertige, trop de fatigue. Reset.

Encore une fois, il est 3 h 33, limite de deux extrêmes : trop tard ou tôt, impossible de savoir. Encore une fois, j’ai l’impression de m’infliger un Voight-Kampff. La pensée s’entasse, les blessures s’enkystent et le changement se fait discret, voire presque se retire. Tel un réplicant répliquant sans cesse ses erreurs, ma respiration s’emballe et avec elle, mon rythme cardiaque. Mais les yeux restent fixes, imperturbables. Ils essaient de scanner l’obscurité, de voir l’envers d’une pensée perdue, d’une réalité illusoire, tandis que le corps tangue dans sa case, enfermé. Comme une tortue basculée sur le dos ne pouvant s’aider, il espère une intervention impossible, aspire à apercevoir un tigre pourpre à travers la tempête qu’il respire. En vain.

Je pensais les regrets depuis longtemps dépassés. Je croyais les vieux démons copieusement enterrés. Je m’imaginais suffisamment humain pour pouvoir librement m’anesthésier de virtuel, échapper un peu au tangible. Mais l’entropie regagne du terrain, la lumière pulse et mes réactions s’accélèrent. Plus de machine à empathie sur laquelle se brancher, seule la peur s’infiltre et me fait flancher. Tueuse d’esprits, elle avance implacable, m’oblitère. Elle rappelle à elle passé, présent, futur, qui se fondent en un condensé liquide brûlant allant se perdre dans la pluie et les plis de l’oubli. J’encourage les larmes, leur dit de couler. Elles sont peut-être un espoir, un élixir, une drogue libérant des données qui se dérobent enfin à mon emprise, une substance qui m’intime moins de contrôle. Aveu d’échec, échappatoire, chance de renouveau ? Je relève la tête, je relève l’écran, je contemple ces fragments qui s’étiolent hors de moi, comme ce diamant étirant les mots de Morrison dans l’air, puis qui dérape et se brise.

Je m’ébroue, doute, actionne un bouton…

Same player, play again.

 

Œuvres et lieux cité-e-s (entre autres) :

  • Tetris, Alekseï Pajitnov, 1984
  • Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, Philip K. Dick, 1968
  • Blade Runner, Ridley Scott, 1982
  • Substance mort, Philip K. Dick, 1977
  • La Zone du dehors, Alain Damasio, 1999
  • Coulez mes larmes, dit le policier, Philip K. Dick, 1974
  • Dune, Frank Herbert, 1965
  • Waiting for the Sun, The Doors, 1968