Si le hashtag #metoo a pris de l’ampleur après l’appel de l’actrice Alyssa Milano, cette campagne de sensibilisation a commencé il y a dix ans de cela lorsque l’activiste afro-américaine Tarana Burke a créé Me Too, un mouvement pour faire s’unir les voix des victimes de violences sexuelles et produire un impact. À la suite de l’affaire Weinstein, les paroles de femmes se libèrent. Chacun-e vit cette mouvance à sa manière, qui est pour certain-e-s ostracisante, libératrice, inédite, bienvenue. Mais pour beaucoup, elle demande une force psychologique importante. Les victimes sont au centre de la narration, pendant que les responsables, eux, se tapissent dans le silence.

 

La fatigue. Je suis fatiguée. De devoir dire les bonnes choses, d’avoir les réponses adaptées à chaque sujet concernant la situation des femmes, en France ou ailleurs. Le féminisme – sa vision caricaturée, généreusement communiquée par les médias – a parfois cette forme de boulet au pied, un boulet invisible que l’on se trimballe toute la journée, et même la nuit quand on dort. À chaque cas d’injustice, à chaque situation intenable, à chaque une dégueulasse sur la violence faite aux femmes, nous devons élever la voix. On doit se faire tour à tour pédagogue et virulente, expliquer sans cesse ce que l’on sait depuis toujours. Être persévérante. Forte. Infatigable.  Se contenter d’une réalité moyenne, car tu sais bien, avant et ailleurs, c’était et ça reste encore bien pire que ça. C’est vrai.

En prenant du recul, on réalise rapidement que ce boulet n’est pas celui du féminisme, mais celui de notre condition de femmes. Large concept. La condition féminine évoque, dans la pensée collective, quelque chose de commun, de négatif. D’universel ? Le féminisme est toujours le parfait bouc émissaire qui porte tous les fardeaux de notre labeur. Il est imparfait et complexe, mais il est aussi réconfortant et nécessaire. Le féminisme, en ce moment, est la seule chose qui me permet de ne pas me laisser couler lentement avec le fameux boulet.

L’affaire Weinstein a fait remonter à la surface la souffrance invisible que nous portons chaque jour, nous, les femmes. (Ne me blâme pas pour la chanson parfaitement sexiste qui vient de t’arriver en tête.) À coups de hashtags, les femmes et victimes de violences sexuelles tentent de se faire entendre. Pour une fois, il semble que l’on nous écoute. Vraiment ? Pour une fois, la parole n’est pas ignorée. Mais cette parole est si difficile à encaisser à un niveau strictement personnel. Je sais, cela dépasse mon cas. Et pourtant, pas tout à fait. En chaque récit de femme, je me retrouve, en chaque récit de femme, je partage la douleur d’exister chaque heure. Je nous ai vues, là, en train de minimiser tous ces vécus qui font aujourd’hui les gros titres. Les minimiser pour pouvoir simplement sortir de chez nous, et faire comme si nous étions à l’abri. Une interpellation, un regard insistant, une main au cul, une insulte, un viol. Chaque. Putain. De. Jour. Alors, je tente d’intellectualiser tout cela, de le comprendre. Comprendre pourquoi un homme pense, quand je sors de chez moi et me rends à la boulangerie, qu’il a le droit de m’attraper par le bras et de me presser de l’accompagner boire un café. Comprendre pourquoi mon patron sous-entend que, comme je suis une femme, je ne peux pas vraiment saisir ce qu’il me dit, que je ferais mieux de m’occuper de mes poils sous les aisselles. Comprendre pourquoi, toutes les occasions où je rentre tard chez moi, j’ai dans ma poche ma main qui enserre mes clés, en poing américain, prête à courir avec mes baskets choisis le matin consciencieusement. Comprendre pourquoi, quand je bois trop, cela procure une excuse à ce mec pour oublier mon consentement. Comprendre pourquoi chaque centimètre de mon corps est un bien public auquel chacun peut accéder. Pays des droits de l’homme. Femmes objets. Comprendre pourquoi, quand j’écoute silencieusement celles qui me racontent leur viol, le vide en moi est infini, sans fond. Je n’ai que ma main à tendre pour dire : « Ça va aller. »

Heureusement que les femmes ont la mémoire longue, écrivait Roxane Gay dans Bad Feminist*. Oui. Heureusement. Heureusement que les femmes ont pris l’habitude de porter le poids du monde tout en se faisant insulter. Heureusement que les femmes sont là pour que les hommes soient tenus responsables de leurs actions, dans le passé comme dans le présent. Puisqu’ils ne le font jamais, eux, les coupables. Seuls coupables. Dans sa tribune pour le New York Times au sujet des conséquences de l’affaire Weinstein, Roxane Gay écrit : « Il n’y a pas d’échappatoire aux attentions et intentions inappropriées des hommes. » Non, il n’y a aucune issue. Simplement le vide dans lequel nous pouvons nous époumoner, avant de reprendre la parole publiquement pour raconter que nous vivons au cœur d’une culture du viol qui s’immisce dans chaque recoin de notre société. Que ladite culture est niée par ceux et celles qui la perpétuent, que le viol comme culture est une réalité à laquelle nous aimerions nous soustraire, mais qu’elle se trouve dans la plus innocente des remarques, le plus petit des gestes.

Souriez plus, vous avez un si joli visage. T’as besoin de compagnie ? Salope, tu me réponds pas. De toute façon, t’es grosse et laide. Pute. Connasse. Tu veux que je te baise ? Tes yeux vont vachement bien avec ton cul. Tu mérites de te faire violer. Tu te crois intelligente ? Sale pute. Pute. Pute. Pute. Salope. Ce mec se masturbe devant moi dans le métro à 7 heures du matin. Ce mec frotte sa demi-molle contre mon cul, il est 14 heures, je suis dans le bus. Ce mec explique à une femme qu’en tant que telle, elle n’est rien d’autre que cette créature essentialisée bonne à se taire. À jeter. Ni reprise ni échangée. C’est le capitalisme, mon ami-e, lis le contrat avant de signer !

Je suis apathique. Je fixe mon écran, la petite barre, patiente, clignote et attend mon #metoo. Je ne m’y résous pas. Moi. Aussi. Évidemment, moi aussi. Quoi d’autre ? J’en appelle à ta compassion, réaction, sympathie, ton désarroi, ta colère feinte en six émojis. Fais bien ton choix. Mais non. Je n’ai pas le courage de taper « moi aussi », car j’ai l’impression de l’écrire tout le temps. De le dire sans arrêt. De le crier, même en dormant. Moi. Aussi. Là où les journalistes tentent l’analyse sociologique, le bon mot en voyant tous ces « je » qui deviennent des « moi » pour former des « nous », je vois l’affliction que l’on traîne chaque jour. Nous, les femmes. Nous, le charme. Nos sourires vous attirent, vous désarment, et vous donnent une excuse suffisante pour nous agresser, nous violer. Car oui, aujourd’hui, je méprise jusqu’à Julio Iglesias. Si je suis ton drame, Julio, sache que tu es mon bourreau. Et toi, l’homme qui soudainement se tait, quand prendras-tu tes responsabilités ? Toi, et toi, et toi ? Quand, dis-moi ?

Moi aussi, je connais la douleur. Et l’insupportable impuissance.

À la fin de sa tribune, Roxane Gay préconise aux hommes de trouver des solutions au problème qu’ils ont créé, complices par leur inaptitude à réagir et leur complicité prolongée. Qu’ils identifient comment ils ont participé à cet état de fait, qu’ils le disent haut et fort.  Elle explique « que les femmes ne peuvent possiblement pas résoudre un problème dont elles ne sont pas responsables à l’origine ».  Impossible. C’est impossible. Malgré toute notre volonté, notre courage, notre propension à rendre publiques les choses les plus privées pour le bien général, nous serions condamnées à échouer. Car oui, le problème vient des hommes, et non des femmes. Alors pourquoi serait-ce à nous, une fois de plus, de faire le sale boulot ? Pourquoi ? Ai-je vraiment besoin de répondre ? Ce n’est pas notre rôle. Non. Le problème émane d’une société bâtie en tous points pour les aider à traverser leur existence sans endosser leurs méfaits. Le problème vient de ces hommes, eux, et je suis lasse de les cajoler, de prendre le temps de leur expliquer que non, cela ne se fait pas, que non, ceci n’est pas bien. Je ne suis pas là pour vous éduquer, je ne suis pas là pour porter vos doutes et questionnements. Je me trimballe déjà les miens tous les jours, et je supporte constamment le poids insoutenable de vos actions. Qu’attendez-vous donc de plus ?

L’entreprise Weinstein n’est que le reflet de notre société à moindre échelle. Dont chaque rouage, chaque mécanisme est destiné à aider un homme répugnant à harceler, agresser, violer, manipuler et aliéner des femmes, sans que cela n’implique des conséquences. Que nous reste-t-il alors ? Entre l’impossible tâche qui est la nôtre aujourd’hui et le moment où nous devrons nous lever, franchir la porte d’entrée ? Peut-être l’espoir que, comme pour Weinstein et sa société, celle dans laquelle nous vivons implose par le pouvoir de nos voix. Que l’écho de nos souffrances et la résilience qui anime chaque femme fassent trembler les bâtisses phallocratiques qui envahissent nos villes, nos campagnes, nos quotidiens. Partout. Peut-être, peut-être dis-je, pourrions-nous rêver de voir apparaître ainsi les premières fissures dans les fondations d’une société vouée à léser les femmes et à les faire taire. En attendant, voici ma main. Tendue. Ça va aller.

 


*La phrase résumant son propos est très exactement : « Thank goodness women do not have short memories », dans Bad Feminist, Harper Perennial, 2014, p. 269.