Le couple peut être fait d’amour autant que de rancœur. L’autrice de cette tribune se demande régulièrement ce que le couple hétérosexuel lui a pris. La réponse ? Beaucoup d’énergie, d’estime de soi et de temps.

 

Je suis celle qui a souvent ricané dans son col quand mes amies me parlaient de leur projet de vie à deux, de concubinage. Elles pouvaient appeler ça comme elles le souhaitaient, d’un silence, je rayais leurs mots pour y apposer les miens : asservissement, aliénation, renoncement. J’avais toujours déclaré haut et fort que moi, je ne serai pas de celles qui abandonnent tout pour un homme. Moi, j’avais bien compris que les femmes ont tout à perdre à vivre en couple. Oui, moi, je savais que je vivrais en ma seule compagnie. Je m’étais érigée en grande gueule du féminisme, prônant la solitude choisie et l’indépendance.

Quand mes amies m’invitaient à leur crémaillère, je pinçais les lèvres, l’air de dire : « Je ne mange pas de ce pain-là, mais chacune est bien libre de faire ce qui lui plaît. » Après tout, ce qui importe, c’est le choix, n’est-ce pas ? Non. A-t-on jamais vraiment le choix lorsque l’on est une femme dans un couple hétérosexuel ? Je ne crois pas. Peut-on vraiment effacer des années d’éducation sexiste et patriarcale du cerveau de nos petits amis (et du nôtre) ? Peut-on leur faire oublier ce que les médias leur assènent chaque jour ? Peut-on lutter contre des centaines de chemises repassées par leur mère, des années de gestion des tâches ménagères endossées par leurs ex et de travail du soin exercé par leurs sœurs ? Qui sommes-nous face au patriarcat, ce monstre œuvrant depuis des millénaires à l’établissement d’une toute-puissance masculine qui, même avec de la bonne volonté, s’arrange toujours pour échapper aux machines à laver, aux listes de courses et aux factures à payer ?

J’ai toujours cru que j’éviterais ce piège avec dextérité. Parmi mes amies en couple hétéro, j’étais l’une des rares à me contenter de mon petit appartement et à ne pas me languir de me réveiller tous les matins auprès d’un homme. Chaque fois que le doute me prenait, je repensais à mes modèles. Je me remémorais les paroles de Simone de Beauvoir et, bien sûr, celles d’Annie Ernaux : l’enfer de son quotidien de femme au foyer malgré elle, de mère, d’étudiante, puis d’enseignante, condamnée à l’espace minuscule et aliénant de la cuisine. Je me rappelais ma mère, ma grand-mère, mes tantes, je me rappelais toutes ces femmes dont les ambitions ont été coupées net par la perfide internalisation de la distribution genrée des responsabilités.

Et pourtant, me voilà tous les soirs de toutes les semaines de tous les mois depuis trois ans, seule, dans la cuisine. Me voilà, tous les soirs de toutes les semaines de tous les mois depuis trois ans, seule, face aux courses. Me voilà, tous les soirs de toutes les semaines de tous les mois depuis trois ans, en colère. La rage bout en moi comme un volcan prêt à tout recouvrir. Et pourtant, je ne dis rien. Parfois je râle, parfois je crie même, comme si la goutte d’eau qui fait déborder le vase venait se loger là, dans ma gorge, et se muait en lave. Alors je déborde, j’expulse des réflexes ménagers et je tente, envers et contre moi-même, de me contenter de l’à-peu-près. La plupart du temps, alors que j’essuie méticuleusement le plan de travail, je me demande pourquoi je reste. Et puis je pense. Je reste parce que je vis dans une ville où les loyers ne me sont pas accessibles. Je reste parce que je l’aime. Je reste parce que, maintenant, je ne suis plus si sûre de savoir dormir seule. Je reste parce qu’il… fait des efforts, prend sur lui, essaie. Je reste, et me ligote toute seule à la cuisine. Parfois, je calcule les heures passées à prendre soin de mon logis et je les ajoute aux heures passées chaque semaine au travail. Chaque fois, le montant est colossal. Lorsque je convertis ces heures en euros, je me prends à rêver : la voilà, la solution à ma précarité. Et puis, il y a les aboiements des chiens, le moteur étouffé de l’aspirateur, un appel de ma belle-mère pour me ramener à la réalité. Ni euros supplémentaires ni peine déduite, mais toujours plus de poids sur mes épaules, de sécheresse sur mes mains et de rancune dans mon cœur.

La solitude de la cuisine m’a frappée peu de temps après notre emménagement. Il n’y a que les podcasts, la radio et quelques vidéos pour combler le silence. Le claquement du couteau sur la planche n’est entrecoupé que de mes pensées, et le crissement des légumes dans la poêle n’a pour seule compagnie que ces femmes, féministes, puissantes, qui racontent le patriarcat, qui créent l’émancipation. Dans mon esprit encombré, la littérature est écrasée par des dizaines de listes dont le point commun est l’intitulé : « N’oublie pas de… », « Tu as pensé à… » N’oublie pas, d’appeler ta mère de prendre du pain de sortir les chiens de nettoyer la vaisselle de ranger ton bureau de plier le linge de laver la baignoire de descendre la poubelle de rincer le lavabo de vider la cafetière non s’il te plaît pour une fois, n’oublie pas. Et à chaque fois, il oublie. Toujours, ce regard un peu attristé, ce « désolé », dont la sincérité reste en suspens. Elles le disaient bien toutes, pourtant. J’avais lu Virginia Woolf, trop jeune pour la comprendre. Et puis, un jour, adolescente, tout avait éclaté, si limpide : il me fallait une chambre à moi. Et aujourd’hui, c’est d’une vie à moi dont je rêve.

Mais alors, que laissons-nous sur le pas de notre porte, lorsque nous acceptons la compromission du couple hétérosexuel ? Lorsque je regarde sur le paillasson, je vois empaquetées et serrées les unes contre les autres ces heures de création qui m’échappent. Au fond d’une caisse, ma sérénité, et près d’elle, mon orgueil. Au creux d’une toute petite boîte, je trouve cette toute petite voix qui m’appelle et me hurle de partir. Là-bas, sous le tapis, il y a tous ces mots qui tambourinent : émancipation, liberté, féminisme, autonomie. Je trouve dans un grand carton vide la réciprocité et la considération. Et puis, fantomatique, il y a mon image dans le miroir, plus jeune, celle qui revendiquait l’absence de compromis et l’intransigeance. D’ailleurs, si j’observe un peu plus les débris de mon adolescence, j’y trouve mes belles paroles, les sourires moqueurs de mes amies à l’époque, et la paix. Alors, qu’avons-nous à perdre lorsque nous nous engageons dans le couple hétérosexuel ? Nous-mêmes.

 


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