Comme toi, Lucie passe une partie non négligeable de son temps devant les écrans. Dans les tréfonds du Web, au comble de l’absurde, elle se souvient de ses premières amours avec l’info en boucle : les journaux de France Info sur le chemin de l’école.

 

J’ai sans doute un clic de trop dans le nez ce soir… Une soirée de plus passée dans le flot de vidéos YouTube, sur l’autoroute des blogueurs et blogueuses tou-te-s engagé-e-s dans un même projet : changer la face du monde. Les heures passent, et les informations sont rendues caduques par chaque seconde écoulée. Je les engloutis sans gourmandise ni satiété. Indigestion. Comme des compétiteurs-rices d’une course contre la montre, les êtres semblent aussi éthérés que les données numériques. Fatiguée, il me reste à fermer une à une les cinquante fenêtres ouvertes sur mon écran dans une logique toute propre à ma psyché en errance sur la Toile.

Que cherchons-nous, zombies, perdu-e-s dans la mémoire vive de nos souvenirs futuristes égoïstes, en hypnose devant nos écrans pixelisés ? Serait-ce le « blast » ? Un point G de l’existence, une acmé, un flash découenné de toute pollution, dégraissé des mass-medias. Nous voulons percer le secret moderne de cette Marie-Madeleine en extase.

Papa, au volant de sa R5, fumait ses toutes dernières cigarettes. Les notes du jingle semblaient imperméables aux mauvaises nouvelles du jour. Le présentateur annonçait les événements, comme s’ils ne s’étaient produits que dans le cadre de ce rituel matinal. La voix à l’accent sudiste de Joël Collado m’emmenait en voyage dans des terroirs exotiques de l’hexagone : le « Golfe de Gascogne », les « Ardennes », le « Cotentin ».

La même musique annonciatrice de la messe profane du journal résonnait encore il n’y a pas si longtemps. Lorsqu’elle s’est tue à jamais, j’ai senti mon existence entière être reléguée au statut de souvenir. Flambant neuve, la traîtresse mélodie de France Info nous avait porté un coup fatal, à ma génération et à moi. 

Je me scrute dans le black mirror, j’ai un visage au teint cireux, délavé, parfaitement représentatif de la génération Y. Celle qui brûle quotidiennement dans les flammes du bûcher des vanités, et sacrifie ses enfants sur l’autel de la tablette tactile.

« Palalalalalala »… Le rassurant jingle de France Info n’était-il pas seulement l’ancêtre des monstres de l’info en boucle ? Je me suis égarée dans le temps. L’ouverture du 30e salon de l’agriculture, les prix qui explosent à l’occasion du passage à l’euro… Pour qui nous prend-on ? Lou Reed ne nous fera plus sortir des sentiers battus. Catastrophe de Seveso, la vache folle, les printemps arabes, « Casse-toi, pov’ con »…

Voguant sur un écran de plus en plus « intelligent », le Maître-temps délave nos passions, évide nos mémoires, amenuise l’horizon, abolit nos ailleurs. Notre corps-à-corps avec les médias n’est-il pas l’absurde remède à l’insoutenable légèreté de nos êtres ?

 

Œuvres et lieux cité-e-s (entre autres) :

  • Blast (série BD de quatre tomes), Manu Larcenet, 2009-2014
  • Le Bûcher des vanités, Tom Wolfe, 1987
  • « Walk at the Wild Side­ », Lou Reed, 1972
  • France Info et Joël Collado
  • Marie-Madeleine en extase, Le Caravage, 1606
  • Le Maître-temps, Andrée Chedid.
  • Black Mirror, créée par Charlie Brooker, depuis 2011.
  • Le Goût du Calou, Marvin Yamb, 2017
  • L’Insoutenable Légèreté de l’être, Milan Kundera, 1984