Le Caire confidentiel est un thriller haletant, très sombre, désespéré et désespérant. C’est aussi une description amère d’un pays, l’Égypte, sur le point de subir l’un des plus grands bouleversements politique et social de son histoire.

 

Le corps d’une chanteuse à la célébrité modeste est découvert dans la chambre d’un palace du Caire. Du sang frais s’étale sur une moquette dont l’épaisseur semble tout à fait convenir à un hôtel de cette trempe. Une équipe de flics vient baliser la scène de manière approximative, avec très peu d’égards pour les preuves environnantes. Cela ressemble à un début de film noir somme toute classique, si ce n’est quelques détails étonnants… Ces flics nonchalants profitent du lieu et du room service pour commander un met particulier : une mangue. Juste une mangue. Rien de plus. Ce ne sont que les premières notes d’absurdité qui seront distillés tout au long du film, de l’enquête, de la satire sociale.

Le réalisateur suédois d’origine égyptienne Tarik Saleh nous livre un grand film noir, qui mêle avec brio une enquête haletante dans un Caire obscur et la critique sociale d’une Égypte à bout de souffle. Le tout est traversé par une galerie de personnages désespérés (des nantis, comme des plus défavorisés). Le cinéaste a su doser avec une justesse épatante des moments d’investigation et d’angoisse et un état des lieux politique. C’est ainsi une grande fiction qui se déploie dans un moment historique pour l’Égypte, mais aussi pour le reste du monde. L’histoire se déroule quelques semaines seulement avant la révolution égyptienne de 2011, et l’éviction du président Hosni Moubarak. L’environnement est posé. La société est au bord de l’implosion, le peuple fulmine, et les notables s’accrochent à leurs privilèges.

Le Caire confidentiel, réalisé par Tarik Saleh, 2017. © Memento Films Distribution

Dans ce contexte fébrile, on suit Noureddine, le flic responsable de l’enquête. Il profite du système en grattant ça et là quelques billets, mais n’est pas plus corrompu que ses collègues. Il avance péniblement dans cet appareil policier, dont il découvre petit à petit l’effroyable amoralité, et finit un peu malgré lui par le rejeter et le combattre ardemment. Son interprète, Fares Fares, est extraordinaire, et son rôle rappelle les personnages de film noir iconiques − on pense par exemple à Humphrey Bogart dans Le Faucon maltais. La singularité de son physique, dont les traits semblent en tous points exagérés, le rend à la fois tristement beau et charismatique.

Autour de lui gravitent des protagonistes très différents, qui illustrent assez justement la société cairote de 2011. L’amant de la chanteuse assassinée est un magnat de l’immobilier, proche du clan Moubarak. Sa maison est énorme, sa montre aussi, tout comme sa suffisance, et on est malheureusement loin des clichés, car le film s’inspire plus que largement d’un fait divers sordide : en 2008, une chanteuse libanaise avait été assassinée dans un palace de Dubaï, son amant étant un homme d’affaires égyptien proche de la famille présidentielle.

Un autre policier gradé, l’œil doucereux, expose ses talents de simulateur avec un air affecté et s’agite dans cet univers fait de complaisance. On le voit évoluer dans un système hiérarchique pyramidal, dans lequel il s’accommode et s’arrange de n’importe quelle décision provenant du haut − le procureur en charge de l’affaire de la chanteuse égorgée conclut à un suicide, et cette absurdité judiciaire lui va très bien. On y voit également le quotidien de personnes trop souvent ignorées, et notamment la communauté immigrée soudanaise qui vit dans une misère insupportable. Recluses et vivant cachées des autorités, ces familles sont à la merci d’autres Soudanais qui profitent d’elles, et gagnent leur vie comme elles peuvent.

Le Caire confidentiel, réalisé par Tarik Saleh, 2017. © Memento Films Distribution

Dans ce film très masculin se glissent trois personnages féminins qui, malheureusement, peinent à apporter un peu de lumière à ce Caire interlope : une femme de chambre soudanaise qui, malgré un environnement sordide, rêve d’ailleurs et de meilleur ; la chanteuse qui va être tuée, qui vit son amour avec une liberté téméraire dans cette chambre d’hôtel ostentatoire, aseptisée, mais protectrice ; et une prostituée de luxe qui arnaque les hommes riches, car on comprend qu’elle préfère le malheur dans l’opulence à toute forme d’indigence. On ne s’étonne donc malheureusement que peu de l’interdiction faite au réalisateur de filmer dans sa ville d’origine, trois jours seulement avant le début du tournage. Montrer aussi frontalement des comportements féminins considérés comme impudiques et proposer une critique acerbe des élites n’a sûrement pas dû plaire au gouvernement égyptien. Tarik Saleh est donc parti à Casablanca pour filmer Le Caire confidentiel, et on y croit quand même. On y croit parce qu’il y a dans ce film le talent, l’honnêteté et la sincérité de la démarche, l’intelligence de l’écriture et un souffle de grandeur.

Le film se clôt sur les premiers émois de la révolution égyptienne, avec ce grand élan populaire et contestataire de la société civile en route vers la place Tahrir. La caméra s’éloigne de son personnage principal pour filmer une marée humaine, et nos estomacs se nouent à la vue de ces gens qui marchent vers une liberté rêvée. Mais voilà, nous sommes en 2018, et les Frères musulmans ont finalement succédé à Moubarak, pour être eux-mêmes chassés du pouvoir par Al-Sissi, ce président qui porte le nom d’une impératrice autrichienne mais a le grade de général, et dont les velléités dictatoriales sont presque plus affirmées que celles de ses prédécesseurs. La situation semble pire qu’avant : les minorités (religieuses, sexuelles, politiques) sont opprimées, et les envies de rébellion se sont envolées. Film noir, t’avais-je dit ?