The Florida Project emporte les spectatrices et spectateurs par sa brutalité et son ton à la fois frais, coloré et dramatique. Dans ce film indépendant et à petit budget, Sean Baker réussit un coup de maître en exposant ce qu’il se passe en marge de Walt Disney World, derrière le rideau. Une mère et sa fille tentent d’y joindre les deux bouts et de survivre. Le réalisateur parvient ainsi à montrer un revers du système capitaliste qui touche de plein fouet les États-Unis d’aujourd’hui : le fossé entre celles et ceux qui « réussissent » financièrement, et les autres. Le contraste est saisissant.

 

Moonee (Brooklynn Prince) a 6 ans et n’a pas sa langue dans sa poche, c’est vraiment le moins que l’on puisse dire. À travers ses yeux et ceux des autres enfants qui l’entourent, on découvre l’univers aux couleurs pastel du Magic Castle (« château magique »). Elle et sa mère, Halley (Bria Vinaite), vivent dans ce motel aux abords du parc Walt Disney World, qui fait office de logement temporaire ou permanent. Les résident-e-s tentent par tous les moyens de régler leur loyer hebdomadaire à Bobby (Willem Dafoe), le responsable bienveillant des lieux. C’est dans les projects (cités où vivent les populations défavorisées aux États-Unis) que Sean Baker emmène le public, avec la volonté de dévoiler l’envers du décor féerique des parcs d’attractions. Filmé essentiellement à hauteur d’enfant, The Florida Project repose sur un processus de dévoilement intelligent servant à mieux faire apparaître l’innocence de l’enfance se confrontant aux difficultés de l’âge adulte.

 

Méfie-toi des apparences

« You know why this is my favorite tree ? Cause it’s tipped over and it’s still growing » (« Tu sais pourquoi c’est mon arbre préféré ? Parce qu’il est tout penché, mais qu’il continue à pousser »). Ces mots résonnent durant tout le film, tant le portrait de l’enfance qui est fait dedans semble réaliste, et que le décor dans lequel les petit-e-s évoluent est loin d’égaler celui du parc voisin. Moonee, dont le regard se confond souvent avec celui de la caméra, passe tout l’été à faire les quatre cents coups avec son ami, Scooty. Au programme : lancers de ballons d’eau sur les voisins, crachats sur les voitures, courses bruyantes, et caprices ingénieux pour se faire payer des glaces par les touristes venu-e-s visiter le célèbre parc d’attractions aux couleurs si attrayantes. Ses tons pastel contribuent à l’impression de joie et d’innocence qui se dégage du film. L’esthétique du parc est d’ailleurs présente dans les rues qui y mènent, mais celui-ci n’est jamais montré. C’est un plongeon dans l’illusion d’un monde enchanteur, dans lequel les retombées de la société capitaliste font progressivement leur entrée.

The Florida Project, réalisé par Sean S. Baker, 2017. © Le Pacte

Les spectatrices et spectateurs sont tour à tour entraîné-e-s dans les frasques de la fillette, les scènes de joie qui s’en suivent, et les astuces de survie de sa mère, qui tente de vendre des produits entassés dans un sac plastique sur le parking des résidences cossues du parc d’attractions. C’est là que l’on comprend que ce n’est qu’une énième tentative d’arriver à joindre les deux bouts. Le cercle de la précarité se refermant toujours sur lui-même, l’éventualité de trouver un emploi stable et déclaré reste pour elle une chimère inconcevable.

Mais Moonee est maligne : elle tire avantage de ce qui se trouve autour d’elle et se débrouille toujours pour manger à sa faim, tout en jouant. Cette démonstration d’ingéniosité est à la fois fascinante et déstabilisante. La fillette est espiègle, et les difficultés quotidiennes ne la perturbent pas. L’arbre penché de la citation symbolise ainsi la résilience, qui développe son ancrage et sa capacité d’adaptation dans un environnement qui ne laisse que peu d’espace à l’espoir d’un avenir meilleur.

Le voile de l’illusion, lui, masque les choses que l’on préfère ignorer, voile qu’Halley incarne parfaitement en étant une mère protectrice et aimante autant qu’elle le peut. Les codes familiaux sont redéfinis dans ce duo où les statuts de mère et de fille s’estompent pour laisser place à une relation plus proche de la sororité, sans contraintes ni règles.

The Florida Project, réalisé par Sean S. Baker, 2017. © Le Pacte

Malgré ces rapports très ouverts, qui soulignent l’importance des relations entre les habitants du Magic Castle, les familles sont bien souvent privées de contacts humains et se retrouvent isolées. À tel point que les codes sociaux sont régulièrement rejetés. Lorsque le quotidien se concentre sur la satisfaction d’impératifs primaires, comme manger ou dormir, entretenir une relation avec un tiers ou penser à l’avenir deviennent des éléments bien trop abstraits pour être considérés. Les protagonistes du film ne sont pas seulement éloigné-e-s de la société ou des touristes qui passent devant leurs yeux sans s’arrêter, ils et elles vivent dans un microcosme paupérisé – néanmoins ponctué de petits moments d’évasion.

 

Entre la rue et l’appartement

Ce qui touche et bouleverse dans The Florida Project, c’est son réalisme, tant dans le scénario que dans la mise en scène ou les personnages. Le parc d’attractions crée quelques emplois grâce à la fréquentation massive qu’il induit, cependant, il ne sert qu’à détourner notre attention de ce qui se passe en coulisse. N’est-ce-pas là, après tout, le rôle de l’entertainment ? L’exaltation de la richesse de ce monde contraste avec la précarité des familles, que l’image tend à sublimer.

Aux États-Unis, où l’aide aux personnes en situation de précarité ne répond plus à l’urgence de leurs besoins, les chômeurs-ses ou les « travailleurs-ses pauvres » doivent trouver des solutions pour se loger. Dans certains États, comme la Californie, les logements sociaux se font si rares que certain-e-s se voient contraint-e-s de dormir dans leur voiture tout en louant à la nuitée une place dans un parking, ou de loger dans des habitations temporaires. Les motels font ainsi écho à cette problématique et agissent comme une mesure palliative, tout en occultant un climat social et économique catastrophique qui frappe le pays de plein fouet.

The Florida Project, réalisé par Sean S. Baker, 2017. © Le Pacte

Le film montre l’un des clivages les plus visibles de la société étasunienne : le fossé entre les riches et les pauvres. La chaîne HBO en a d’ailleurs fait un reportageHomeless: The Motel Kids of Orange County, réalisé par Alexandra Pelosi en 2010, qui se déroule dans l’une des régions les plus riches du pays, où des familles habitent des projects dans des conditions très précaires.

Three Billboards, sorti la même année, met également en avant une société en marge de celle qui est le plus souvent montrée dans les films hollywoodiens. Comme The Florida Project, celui-ci parle de cette Amérique blanche, en souffrance, dans une détresse concrète, et pourtant souvent traitée de façon superficielle ou caricaturaleThree Billboards – film à Oscars avec tout ce que cela comporte de négatif – nous avait fait espérer un long-métrage inédit et profond, pour finalement tomber dans un propos douteux et une mise en scène aux relents sensationnalistes. Et se retrouver adoubé par la célèbre Académie…

The Florida Project, totalement ignoré de la grande institution du septième art, est quant à lui grandiose, puisqu’il parvient à montrer des existences brisées sans tomber dans le pathos. Il fonctionne sur les non-dits, l’implicite, tout en montrant les enjeux de ces familles au quotidien. C’est un très beau film sur l’enfance, mais il ne faut pas se méprendre sur son côté coloré et léger. En s’invitant tranquillement dans des vies ordinaires, sans jugement ni paillettes, le film se fait presque documentaire.