Pour Raphaëla, il y a une certaine splendeur dans la douleur, une magnificence née de notre capacité à résister aux heurts de l’existence. Quelle flore se forme dans un terreau tant endommagé, au cœur de terres trop longtemps dégradées ? La jeune femme te fait visiter les recoins de sa conscience, le temps de quelques lexies savamment agencées.

 

Je ne suis pas un rocher. Pas une montagne, pas un bloc. Je ne suis pas un horizon étendu, pas un monde parallèle et je ne suis pas de marbre. Je suis faïence, céramique, je suis émail, une perpétuelle faille. Je suis le gouffre des traumas et le chant éteint des oiseaux à l’aube des carnages. Je suis une cicatrice qui ne guérit jamais, je suis l’indécence de la survie en milieu hostile, l’erreur dans l’évolution. Je suis là, droite et fière, les pieds coupés et les mains liées. Je me tiens au milieu de ce que j’ai péniblement construit à la sueur de mon front et à la sueur du front de mon père. Je me tiens au milieu de ce que j’ai péniblement perdu, à la mort de ma mère et à la perte de ma sœur. Je me tiens au milieu de ce que j’ai péniblement acquis, à la perte du digne et du salubre. Je me tiens au milieu de ce que j’ai péniblement réuni, allégée du poids des privilèges dont je n’ai jamais bénéficié. Et où êtes-vous, vous tou-te-s qui avez ébranlé mes statures de petite fille, où êtes-vous maintenant que je me tiens debout, et fière, et droite, et vivante, sur ce champ de fleurs que j’ai plantées de mes mains, une à une ? J’ai planté des graines, j’ai arrosé et j’ai nourri des fleurs pour m’en sortir et je contemple l’œuvre d’une vie, et je contemple et j’abreuve et je chéris. Et je me tiens sur la tombe de ma mère, sur la dépouille de ma virginité violée, et je me tiens sur les coups qui ont plu sur mon corps et je me tiens sur les pièces arrachées et je me tiens sur les vêtements déchirés et je me tiens. Je me tiens dans ma douleur mais dans ma splendeur. Et cette splendeur faite de douleur rayonne. Elle abreuve et ensoleille des hectares d’herbe et d’arbres, des allées de douceur et des espaces de rêverie. C’est la splendeur née de l’abandon, de la soif et de la faim qui nourrit mon jardin intérieur. Lové dans mes reins, dans mes mains et contre mes seins, mon jardin attend, fier et impatient, la déambulation quotidienne de mes amours et de mes espoirs. Il attend, il accueille, il protège. Au cœur de mon jardin intérieur, j’ai bâti des demeures de paix et de dialogues. Au milieu de couloirs sans fin, éclairés par mes regards et mes douceurs, j’ai créé des carrés d’herbe fraîche et j’ai planté des myosotis. Ils sont pour toi. Entre les saisons et les mondes, je me tiens debout, et j’agis. Dans les couloirs mus par les disparitions et les mensonges, j’ai posé des pétales pour ne pas oublier. Alors, je marche en gardant la main près du mur et je questionne ces allées et venues dans mon for intérieur. C’est dans ce jardin, qui se dresse sur les ruines du passé et sur l’illusion du futur, que j’accueille les paroles les plus désabusées, les trajectoires les plus déséquilibrées et les idées les plus réprimées. J’ai construit ma force pour mieux la partager. Encaisser pour communiquer, résister pour écouter, endurer pour sororiser. Et j’accueille à bras ouverts autrui, j’accueille et j’apaise ses angoisses. Toi, dont les mots se sont étouffés quelque part entre ton ventre et ta langue, toi qui te dévores les doigts et qui ne sais plus penser, j’accueillerai ce que tu as à déverser. Je t’apprendrai à bâtir des remparts de sérénité et de prestance pour ne plus te laisser exténuer. Je t’apprendrai à parcourir des espaces qui ne te sont pas échus et je te dévoilerai la cartographie que j’ai inventée. Des fleuves et des prés, des sentiers et des routes, des ciels et des mers dévolus au bien-être et à la bienveillance. Dans mon for intérieur, celui que je loge au plus profond de moi, j’ai dessiné des espaces de grandeur et de silence. Et j’y hurle, j’y cours et j’y rentre. Je m’y prosterne, je m’y endors, j’y produis les mots et les rêves qui me font tenir. À toi, à mon corps défendant et à ma demeure protégeant, j’ouvre les portes de mon jardin intérieur, car c’est dans cette intimité que les révolutions se nourrissent, que la force se partage et que l’écoute se forge.

 


Image de une : Anthese, une illustration de Rita Renoir, gracieusement confié à Deuxième Page dans le cadre de notre série « Résilience(s) ».