Pour les « provinciaux » et « provinciales » qui habitent à Paris, la période des vacances est bien souvent celle d’un retour à l’enfance, à sa région natale. Pour Annabelle, qui a grandi dans le sud de la France, ce moment singulier fait remonter la nostalgie comme l’amertume, doucement bercées par le chant des cigales.

 

On emprunte les mêmes routes. De campagnes et psychologiques. À chaque retour je feins de ne pas connaître ce qu’il y a au bout, bien que chaque centimètre de ma peau, chaque millimètre de mon âme sache exactement que la voie est sans issue.

Quand on est une fille du sud bannie du chant des cigales, de celles qui ont trahi l’héritage culturel familial, les retours sont nombreux. Pas mariée, sans enfants, sans emploi stable, sans ambition professionnelle particulière, révoltée, féministe et installée à Paris. Voilà le portrait de la femme que ma grand-mère paternelle aimait à qualifier de « Parisienne » avec ce qu’il y avait de plus méprisant dans la voix. « Tu nous as oublié-e-s », lança-t-elle lors d’un apéro, quelques années avant sa mort.

Je n’ai pas oublié. Tout me ramène au sud, même cette chanson trop reprise et inchangée. Il me semble parfois que rien ne pourra d’ailleurs m’en détacher, et ce n’est pas faute d’avoir essayé. Il y a des choses que l’on aime autant qu’on les déteste, et c’est une vie de paradoxes que l’on accepte de passer.

Alors j’y reviens. J’y reviens car ce qu’il me reste d’enfance est installé ici, parce que ce qu’il me reste d’amour familial y séjourne sans ciller. C’est un devoir et une envie, une impulsion suggérée par les impératifs coulant dans la sève morte d’un arbre généalogique décimé. C’est comme ça, peucherotte, on ne peut totalement échapper aux murs qui nous ont vu grandir. Ni au chant des tourterelles.

Il y a toujours ici un air de vacances mêlé à des relents de nostalgie, une chanson de Fernandel, un film de De Funès, la voix de Piaf. Il y a toujours les cigales, le pastis, les journées chaudes de l’été souvent saluées par les nuits humides, les oliviers, les potagers, les petits vieux installés sur les bancs publics, les congrégations au boulodrome tard le soir et la boulangère figée dans le temps qui n’est que le fruit de mon imagination. La boulangère qui complimentait mes yeux bleus, enfant, est sans doute partie depuis longtemps. Elle n’était probablement pas de ce village-là. Avec la distance et les années, cette vie est une histoire. Parfois la mienne, parfois celle de la « Parisienne », celle qui est partie et qui souvent voudrait oublier.

Ici, on écoute les chants de révolte des communistes tout en votant à droite. On cultive le racisme comme on cultive le raisin. On aime la langueur, mais rien ne va jamais assez vite. Ici, on se vante du beau temps, mais on se plaint d’avoir toujours trop chaud, on critique TF1, mais on met la première chaîne tous les soirs en rentrant du travail, on écoute les cigales tout en polluant la belle garrigue. Ici, tout le monde est le bienvenu pour l’apéro, mais les voisin-e-s sont toujours trop bruyant-e-s, les touristes toujours trop nombreux-ses, les passant-e-s toujours mal fagoté-e-s.

Dans mon cœur, le sud est un paradoxe qui affole mon bon sens, une énigme sans indice, une mémoire polluée des douleurs de l’enfance.

 

Œuvres et lieux cité-e-s :

  • La folie des grandeurs, Gérard Oury, 1971
  • 30e Anniversaire, Édith Piaf, 1993
  • Félicie aussi, Fernandel, 1939
  • Le Languedoc Roussillon et ses paradoxes
  • Un coin de ma mémoire