On oublie toujours aisément le rôle des femmes dans les victoires politiques et sociales. Pourtant, la mémoire de Jayaben Desai et l’enseignement de sa lutte ne devraient pas sombrer dans l’oubli tant celle que l’on a surnommée « la gréviste en sari » a su s’opposer à une hiérarchie capitaliste et thatchérienne, au cours d’une grève historique.

 

Ce que vous dirigez ici n’est pas une entreprise, c’est bel et bien un zoo ! Et dans les zoos se trouvent de nombreuses espèces d’animaux : certains sont des singes qui dansent sur commande, d’autres sont des lion-ne-s qui peuvent vous arracher la tête d’un coup de dent ! Nous sommes ces lion-ne-s, Monsieur le Directeur, j’en ai assez !* – Jayaben Desai le 20 juillet 1976, au début de la grève de Grunwick, alors que son manager leur reproche, à elle et une collègue, de discuter pendant qu’elles travaillent. Il les compare à des « singes bavards », arguant que l’entreprise n’est pas un zoo, entraînant la réponse cinglante de son employée.

 

Jayaben Desai naît le 2 avril 1933 à Gujarat, un état au nord-ouest de l’Inde, encore dominé par l’impérialisme britannique. Elle est issue des castes supérieures, et rejette très tôt l’éducation passive et soumise que l’on attend alors des indien-ne-s, en faveur d’une revendication pour l’indépendance de son pays qu’elle défend dès l’adolescence. Une fois mariée, elle et son époux quittent Gujarat pour la Tanzanie où elle et il font face aux conséquences de la décolonisation. En effet, les pays est africains luttent pour recouvrer les droits et privilèges qui leur ont été pris par les colons. Les populations sud-asiatiques sont contraintes de quitter l’Afrique de l’Est et c’est ainsi que Jayaben Desai arrive au Royaume-Uni en 1967, munie de son seul passeport britannique.

Néanmoins, l’attitude de l’Angleterre vis-à-vis des migrant-e-s est discriminante ; les politiques anti-immigration se succèdent et l’accès au logement, au travail et aux soins est particulièrement difficile. Jayaben Desai n’a d’autre choix que d’accepter des emplois mal rémunérés. C’est ainsi qu’elle intègre en 1976 Grunwick, une entreprise de développement de photos par correspondance, au nord de Londres, qui emploie majoritairement des femmes immigrées. Les conditions de travail sont pénibles, les horaires aléatoires et la pression, importante. Elles vivent dans l’humiliation, puisqu’il leur est interdit d’aller aux toilettes sur leur temps de travail sans la permission du manager. Elles sont nombreuses et d’autant plus épuisées qu’elles sont contraintes de travailler très tard, puis d’accomplir leur deuxième journée de travail au sein du foyer. En outre, le racisme bat son plein et les employé-e-s racisé-e-s ne bénéficient pas des mêmes avantages et ressources que leurs rares collègues blanc-he-s, qui sont les seul-e-s à jouir du soutien des syndicats.

C’est l’altercation avec son manager qui décide Jayaben Desai ; elle lance le 20 août 1976 une grève de deux ans, dont elle mène d’une main de fer les revendications. Confronté-e-s à leur solitude politique, les grévistes sont rapidement encouragé-e-s à rejoindre un syndicat, elles et ils s’associent alors à l’APEX (l’Association of Professional, Executive, Clerical and Cumputer Stuff, ndlr) qui reconnaît la nécessité de soutenir les travailleurs-ses immigré-e-s. À leurs côtés, les grévistes obtiennent des indemnités qui leur permettent de poursuivre la lutte et de ne pas plier aux pressions de leur employeur. Les militant-e-s sont d’abord moins d’une centaine, mais rapidement, les rangs grossissent. Jayaben Desai parcourt le pays et parvient à rallier à sa cause plusieurs centaines de travailleurs-ses. Ce sont 20 000 personnes qui emplissent Dollis Hill, au nord de Londres, le 10 juin 1977. Cet engouement national est dû à plusieurs facteurs, et notamment au soutien indéfectible des agent-e-s du centre de tri de Cricklewood, qui décident, dès le début de la grève, de soutenir Jayaben Desai et ses camarades en bloquant le courrier en partance de Grunwick. Ils et elles sont rapidement menacé-e-s de licenciements et reprennent leurs activités mais cette action, que l’on nomme la Grunwick Dispute, ajoutée au soutien des syndicats, donne de la voix aux revendications de la militante. Les employé-e-s du centre de tri s’allieront d’ailleurs à nouveau aux grévistes de Grunwick en juillet 1977 lors d’une marche organisée par la Confédération des Syndicats Britanniques. La volonté de la militante nous rappelle immanquablement que face aux diktats du capitalisme et aux privilèges de celles et ceux qui nous dominent, nous pouvons nous unir et nous révolter.

C’est précisément la force morale de Jayaben Desai qui a donné à la grève son importance historique et féministe. Elle ne s’est pas démontée face à son employeur George Ward, soutenu par l’administration thatchérienne, qui a pourtant tout mis en œuvre pour casser la grève et ne pas donner raison aux réclamations des militant-e-s. Il a même osé s’opposer à la commission d’enquête demandée par le Premier ministre travailliste, James Callaghan. Alors que le juge Scarman en charge de l’affaire était favorable à ce que l’on reconnaisse les demandes des travailleurs-ses et les réintègre au sein de l’entreprise, Ward a refusé de leur redonner leurs postes. Cet événement fragilise la grève, les syndicats retirent leur soutien au mouvement et malgré une grève de la faim en novembre 1977 devant les locaux de la Confédération des Syndicats britanniques, Jayaben Desai sonne la fin de la lutte. Les militant-e-s qui, pour la plupart, ont démissionné ou ont été licencié-e-s n’obtiennent rien à l’issue de la grève, mais celles et ceux qui intègrent Grunwick par la suite ont bénéficié de ces deux ans de lutte acharnée, évoluant dans des conditions de travail bien plus dignes.

Quant à Jayaben Desai, elle quitte l’entreprise pour dispenser des cours de couture au sein de l’Association indienne de Brent, puis crée un séminaire de couture à l’Université Harrow. Son engagement politique est récompensé en 2007 avec la remise de la médaille d’or du syndicat général GMB, et elle est reconnue pour être celle qui a uni des milliers de travailleurs-ses de genres et d’origines différents au sein d’une lutte solidaire et puissante, détruisant par la même occasion le stéréotype pesant sur les femmes indiennes et leur passivité. Morte en 2010, elle avait obtenu quelques années avant son permis de conduire, dernier obstacle à sa liberté.

 


* Traduction par nos soins.