L’on ne cesse jamais de grandir, de se découvrir et de se connaître. C’est un cheminement long et chaotique qui nous attend toujours, et pour certain-e-s il prend la forme d’une fuite en avant. Dans une lande solitaire, Nina t’invite à comprendre quelle a été et quelle sera la construction de son être.

 

Cette nouvelle année commence comme perdue sur la lande. Une image qui me hante, qui installe en moi son atmosphère, pas pesante, mais intensément présente dans son absence, dans son vide, dans son silence.

Je n’ai jamais dit ici à quel point j’avais l’habitude d’être seule. Parfois j’aimerais me laisser entourer de monde, connaître la chaleur d’être baignée des autres, que le temps passe naïvement à leur côté, ne discuter de rien pour ne pas penser à tout ce qui presse au-dehors.

Mais j’ai trop changé, et suis trop restée la même.

Je n’ai jamais cru qu’il soit intéressant de parler de moi. L’usage de moi-même dans le langage, je l’ai trouvé par la métaphore. Je suis mort garçon, je suis née à nouveau fille, femme, autre chose. Je suis autre chose. Je suis là à côté de la chose morte. Je suis la fleur, la petite fleur violette sur la lande.

Comment te dire comment je me sens ? J’ai voulu absorber le monde, longtemps. Être tout, quitte à n’être rien, voilà ce que je disais. D’une certaine manière, j’ai réussi. J’ai détricoté tellement de fils, du réseau de mailles de mon cœur d’esprit, je me suis attelée à toutes les disciplines possibles, à toutes les curiosités intellectuelles, à tous les arts. Pourtant, je ne me suis jamais revendiqué comme artiste ni comme rien. Me revendiquer « comme quelque chose », ç’aurait été me soumettre à une sorte de mort, à un enfermement sémantique.

N’avais-je pas rêvé une forme de mort, de voir ce qu’il y a de l’autre côté de l’esprit, derrière la barrière du langage ?

Il me semble que je suis dans un duel, dans une danse silencieuse avec une force qui me guide. Pas étonnant que le seul voyage que j’aie réellement envie d’entreprendre, ce soit vers l’Écosse. Je parle rarement de la mort, parce que j’ai peur qu’on croie que je n’aime pas la vie. Mais je sais qu’il y a celles et ceux qui me comprennent.

Quelque part, dans le passé, avant moi, quelque chose avait créé une mort psychique, impalpable, symbolique. J’ai tenu ce corps contre moi longtemps, je l’ai porté parce que je croyais qu’il fallait montrer ce dont notre espèce, celle-là humaine, était faite.

Ce corps était pétri de tous ses liens, d’une image, construite de l’extérieur. Théorique. Notre corps, construit de l’extérieur par le regard des autres, habillé et corrompu par le vêtement et la démarche, est en théorie ce que nous sommes dans la vie comme dans l’ombre.

En vérité, j’ai gardé le corps de cet enfant qui est mort, parce qu’il était ce que les autres voulaient de lui. Moi je suis la fleur qui renaît sur la lande.

Cette nouvelle année commence où la précédente a cédé la vague à l’écume. Le chardon gallois veille dans un baiser à l’entrée du port. « And that wild flower that hides so shy / Beneath the mossy stone », écrivait Emily Brontë. Cette fleur-là regarde ailleurs, et moi je regarde ce qu’elle regarde, quelque part au loin. Ce qui veut dire : la solitude peut être un cadeau fait aux autres aussi.

En étant solitaire, on déploie un monde autour de soi. Et en déployant ce monde autour de soi, on y invite les autres, de leur plein gré.

Il nous faut habiter des mondes, autant que nous sommes.

Derrière nous il y aura toujours la lande. Dépouillée, il me restera toujours mon silence. Toi et moi, alors que nous regardons devant nous, il nous restera toujours la promesse de l’été.

 

Œuvres et lieux cité-e-s :

  • L’Écosse et ses légendaires Highlands.
  • If I Were Tickled by the Rub of Love, Dylan Thomas, 1934.
  • « The blue bell is the sweetest flower », Cahiers de poèmes, Emily Brontë, Points, 2012 .