Wanna Zambelli est devenue en 1972 la première femme italienne diplômée en lutherie, suivant un savoir traditionnel transmis depuis le XVIe siècle. Un an après l’obtention de son diplôme, à l’occasion de la cinquième compétition biennale de lutherie de Crémone, elle remporte la médaille d’or du meilleur violon dans la catégorie des moins de 30 ans. À tout juste 21 ans, Wanna Zambelli obtient un poste de professeure à l’école internationale de lutherie de Crémone et y enseigne durant quarante-quatre ans. Elle a accepté de répondre à nos questions, revenant ainsi sur son parcours impressionnant, empreint de résilience.

 

Pour commencer, pouvez-vous brièvement nous présenter le milieu dans lequel vous avez grandi ?

Je suis née en Italie du Nord, dans un petit village de la province de Crémone, tout comme mes parents. Mon père était agriculteur et ma mère femme au foyer et couturière.

À l’époque (années 1960-1970, ndlr), dans mon village, après le collège, on allait directement travailler. Cela signifiait aller à l’usine ou aider sur l’exploitation familiale, car nous venions tou-te-s de familles modestes d’agricultrices et d’agriculteurs. Toute notre vie était déjà tracée : les fils restaient à la maison avec les parents pour travailler et les filles s’en allaient vers l’âge de 20 ans, pour épouser quelqu’un du coin.

 

Les femmes étaient donc traitées de manière très différente des hommes.

Oui. J’ai toujours été énervée par le fait que, dès l’enfance, les filles ne pouvaient pas faire les mêmes choses que les garçons. Par exemple, elles ne pouvaient pas aller jouer dehors quand les garçons sortaient – quelle que soit l’heure – au terrain de foot. Nous devions rester à la maison à recevoir des ordres : « Tu dois préparer la table ! Tu dois mettre des jupes ! » Mais moi, j’ai commencé tout de suite à enfiler des pantalons ! Heureusement, ma maman était couturière et elle m’en confectionnait. À 18 ans, mon rêve était d’avoir le permis de conduire, car de mon temps, peu de femmes l’avaient.

 

C’est votre désir d’émancipation qui vous a poussée à choisir la lutherie ?

Pour être honnête, ce n’était pas spécialement mon rêve, cette vie-là. Avant de rentrer à l’école de lutherie, je ne savais rien, même pas ce qu’était un-e luthier-ère. Mais depuis petite – je ne sais pas pourquoi –, j’ai toujours voulu faire les choses que personne d’autre ne fait. Par exemple, j’étais la seule de ma classe à poursuivre des études. Contrairement aux autres, je voulais aller de l’avant. Je n’avais de toute manière pas beaucoup de choix car l’exploitation de mes parents était trop petite pour que je puisse y travailler.

 

Comment avez-vous découvert l’existence de l’école de lutherie ?

J’ai toujours été attirée par les métiers manuels. Je pense que si je n’avais pas fait lutherie, je serais devenue couturière ou cuisinière, mais il n’y avait pas ces formations à Crémone.

Je voulais faire quelque chose, aller à l’école, mais je ne savais pas où, car j’avais compris que je n’avais pas le niveau pour poursuivre des études au lycée. Ma mère a demandé conseil à un professeur du village qui enseignait au lycée artistique de Crémone. Il lui a expliqué que le directeur de l’école de lutherie était toujours à la recherche d’élèves, car personne n’était intéressé.

Nous y sommes allées, et il n’y avait que trois élèves, dont une seule fille, une Française qui terminait à la fin de l’année. Le maestro Pietro Sgarabotto m’a donc accueillie avec joie car il allait perdre sa seule étudiante.

 

Vous jouiez d’un instrument de musique?

Non, pas du tout, même si dans ma famille, mon père et mon oncle jouaient d’instruments à vent. Mais à l’époque, seuls les garçons pouvaient faire de la musique.

 

Comment s’est passée votre intégration dans une école composée uniquement d’hommes ?

Quand j’ai commencé, nous étions six. C’était la première année, sur quatre au total. Nous étions seulement deux Italien-ne-s, les autres étaient des étrangers et avaient plus de 20 ans.

Aucune autre fille n’est entrée à l’école durant ma scolarité, mais je ne me suis jamais sentie traitée moins bien que les autres ; probablement parce que j’étais la meilleure, ou au minimum la deuxième mais jamais en dessous. Petit à petit, l’école de Crémone et la lutherie ont gagné en notoriété et le nombre d’élèves a augmenté pour atteindre 10 élèves, puis 15 lors de ma dernière année.

 

Vous avez tout de suite aimé la lutherie ?

Dès que j’ai commencé l’école, j’ai vu que cela me plaisait ! J’ai eu de la chance car le maestro Franscesco Bissolotti m’avait à peine vu le premier jour mais a immédiatement été enthousiaste devant mon travail. Il m’a dit : « Dès que tu finis l’école, viens travailler pour moi ». Pour moi, aller à l’école était plaisant. Quand arrivaient les vacances, je m’ennuyais car je n’avais rien à faire à la maison.

 

Comment votre famille a réagi à ce choix de carrière particulier ?

Personne ne savait ce qu’était la lutherie. On me regardait bizarrement quand j’en parlais. Dernièrement, j’ai repensé à toutes ces années et à ma pauvre mère. Elle a dû entendre une quantité de critiques pour avoir eu une fille comme moi. Mais elle ne m’a jamais rien dit et moi, je m’en foutais. Ça me plaisait, et je n’y voyais rien de mal.

 

Après l’école, quel a été votre parcours ?

J’ai travaillé deux ou trois ans dans l’atelier du Maestro Franscesco Bissolotti, puis il m’a dit que si je voulais commencer à travailler seule dans mon atelier, il m’aiderait à vendre mes instruments.

Entre temps, vu que le nombre d’élèves augmentait sans cesse, l’école de lutherie m’a recrutée. J’avais 21 ans et j’y suis restée quarante-quatre ans, jusqu’à la retraite. J’ai dû fermer mon atelier en 1993 (ouvert en 1975, ndlr) car avec l’école et mes parents dont je m’occupais, c’était compliqué de tout faire. J’ai continué la lutherie comme hobby, en vivant avec la retraite de l’école.

 

Au cours de vos années d’enseignement, vous avez vu le nombre d’étudiantes grimper. Pourquoi était-il si difficile pour les femmes de faire de la lutherie ?

Quand j’étais enseignante, il y avait seulement deux ou trois femmes par année. Puis, elles ont été de plus en plus nombreuses. Ce type de métier, elles savaient le faire depuis toujours, de manière égale aux hommes. Mais la société leur disait : « Non, en tant que femme, tu dois faire cela ». Donc elles ne comprenaient même pas qu’elles étaient capables de faire autre chose. Quand elles ont pu développer un peu ces capacités, elles ont pris conscience de leur potentiel.

 

En tant que femme et professeure, portiez-vous un regard différent sur vos étudiantes ?

J’ai toujours fait les choses sans jamais penser que les hommes pouvaient être meilleurs. C’était spontané, sans calcul. J’étais plus attentive au suivi des femmes, pour les encourager.

 

Il était important d’apporter ce soutien aux femmes étant donné qu’il leur était plus difficile de s’imaginer devenir réellement luthières ?

Un peu, oui. Quelques-unes semblaient se dire que, finalement, leur destin était de se marier et donc d’arrêter la lutherie. Quand naissent les enfants, les choses se compliquent trop. J’ai des élèves qui ont repris le travail plusieurs années après avoir arrêté. Celles qui voulaient leur atelier et y sont parvenues sont finalement peu nombreuses.

Mais j’ai aussi connu des élèves qui étaient là parce qu’elles avaient suivi leur mari ou leur fiancé venu étudier la lutherie à Crémone. Au début, elles les accompagnaient pour ne pas rester à la maison à ne rien faire, puis elles découvraient la lutherie. Et certaines étaient bien meilleures que leur mari ! Je me souviens d’un Français qui voulait faire ce travail, mais il n’était pas assez perfectionniste alors que sa femme l’était beaucoup plus. Dans des cas comme ceux-ci, les femmes ne voulaient pas montrer qu’elles étaient plus douées.

 

Peu après la fin de vos études, vous avez participé à la compétition biennale de lutherie de Crémone, et gagné la médaille d’or du meilleur violon dans la catégorie des luthiers-ères de moins de 30 ans.

L’unique fois où j’ai participé à un concours, j’ai gagné le prix Sacconi. J’avais 20 ans. En juin, trois mois avant le concours, le Maestro Sacconi est mort et il a alors été décidé de lui consacrer un prix. Franscesco Bissolotti m’a demandé de participer car j’avais connu Sacconi quand il était venu travailler dans son atelier. Il m’avait même demandé de venir travailler avec lui aux États-Unis, mais je ne parlais pas anglais, et je ne souhaitais pas m’en aller car la restauration de violon ne me plaisait pas.

Je pense que si j’ai gagné ce prix, c’est parce qu’il était particulier : il semblait juste au jury de récompenser une ancienne élève du maître et j’avais en dessous de 30 ans, comme l’exigeait le règlement. Mais il aurait été impossible de déclarer vainqueure une femme de 20 ans si j’avais été face à des luthiers de 40 ans.

 

Le parcours pour travailler dans la lutherie est donc plus compliqué pour une femme.

Oui. Si j’ai avant tout pris la voie de l’enseignement, c’est parce que je n’avais pas beaucoup de temps. Je devais aussi faire les courses, m’occuper de mes parents : toutes ces choses m’empêchaient d’avoir un atelier.

Une femme qui a une famille ne peut pas tout gérer, ou alors elle doit être passionnée et très résistante car c’est extrêmement difficile. Le poids qui pèse sur la condition féminine nous limite dans nos choix. Il faut avoir une force phénoménale pour aller de l’avant. C’est toujours comme ça pour faire quoi que ce soit.

 

Est-ce qu’une personne vous a inspiré cette volonté d’aller de l’avant malgré les obstacles ?

Je pense à ma mère qui, même si elle vivait à une autre époque, a réalisé sa passion, qui était de créer des vêtements. Elle était issue d’une famille très patriarcale et pour en sortir, son unique refuge a été de devenir couturière. C’était l’un des uniques métiers que les femmes pouvaient alors réaliser. Tous les jours, elle faisait de nombreux kilomètres pour apprendre auprès d’une couturière, ce qui lui permettait de sortir et d’avoir un minimum d’indépendance.

Je me souviens qu’elle s’épanouissait dans la confection de vêtements et qu’il y avait toujours des femmes qui venaient à la maison pour des essayages. Ça a été salvateur. Son environnement, notamment son mari, mon père, était très dur. Inconsciemment, elle m’a probablement inspirée.