L’album culte Amazing Grace d’Aretha Franklin est sorti il y a maintenant quarante-six ans. Mais la captation filmée de l’événement, elle, avait disparu de la circulation après de nombreuses péripéties. En 2019, nous avons enfin la chance de pouvoir découvrir le documentaire tourné par Sydney Pollack durant la performance, restauré par Alan Elliott. Pour les fidèles de l’artiste, cet objet filmique finira de nourrir leur adoration pour la reine de la soul. Et pour les autres, il est temps de se convertir.

 

Janvier 1972. Le New Temple Missionary Baptist Church de Los Angeles est le théâtre d’un moment historique. Deux soirs durant, l’on se presse pour venir écouter celle qui deviendra la « Queen of Soul », Aretha Franklin, alors âgée de 29 ans. L’événement est filmé, tourné en 16 millimètres. Le cinéaste américain Sydney Pollack (Tootsie, Out of Africa) est à la réalisation. Si c’est l’artiste qui décide d’enregistrer son album devant les fidèles, la captation du concert se fait en revanche à l’initiative de la Warner, laquelle souhaite l’exploiter en double séance avec le long-métrage de blaxploitation Super Fly (1973). Mais, évidemment, les choses ne se déroulent pas comme prévu. À cause d’un fâcheux incident, le film est mis au placard jusqu’à la mort de Pollack. Il s’avère que l’équipe n’a en effet pas utilisé de clap pendant le tournage, rendant la synchronisation des rushs son et image impossible. La performance d’Aretha Franklin tombe dans l’oubli, ou presque.

Amazing Grace – Aretha Franklin, réalisé par Alan Elliott, 2018. © CGR EVENTS

En 2007, le producteur Alan Elliott rachète les droits. Durant deux ans, il travaille ardemment pour synchroniser le son et l’image. Mais il n’est pas au bout de ses peines. Alors qu’il souhaite sortir le film en 2011, Aretha Franklin lui fait un procès pour avoir utilisé à des fins commerciales des images d’elle sans sa permission. L’homme ne perd cependant pas l’espoir de partager ce bijou musical, et il récidive en 2015. Mais, une fois de plus, il est poursuivi en justice par la chanteuse. Il faudra attendre la mort de cette dernière, le 16 août 2018, pour que sa famille donne son accord, très touchée par sa perte et ayant l’envie de partager son talent. Enfin, en 2019, ce concert iconique arrive sur nos écrans sous le nom d’Amazing Grace.

 

Take me to church

Amazing Grace est donc un concert filmé, plus qu’un documentaire musical classique. Il s’intéresse surtout à l’aisance vocale de Franklin et à son imposante stature scénique, plutôt qu’à son image de star ou à sa vie intime derrière les paillettes. L’on est loin d’une sorte de biopic sentimental, comme cela peut être le cas pour ce genre de format.

Amazing Grace – Aretha Franklin, réalisé par Alan Elliott, 2018. © CGR EVENTS

Collé-e-s à nos sièges, l’on assiste ému-e-s à un morceau de l’histoire de la musique étasunienne. Le film met des images sur l’album éponyme et mythique sorti en 1972, l’un des LP de gospel les plus vendus de tous les temps.

Sobre et puissant, le long-métrage réussit à retranscrire la force et la technicité d’une voix extraordinaire. Dans toute sa ferveur, la jeune femme offre une performance quasi spirituelle, sublimée par l’église qui lui sert de décor. Durant près de deux heures, l’on admire toute la communauté gospel en train de défiler devant nos yeux, à l’image du révérend Clarence LaVaughn Franklin, le père d’Aretha, avec lequel elle a commencé le chant. On croise également un jeune Mick Jagger, qui se mêle à la foule des fidèles afro-américain-e-s en liesse. Tou-te-s sont présent-e-s pour écouter la voix somptueuse d’Aretha Franklin.

 

Le pouvoir des images

Discrètement, Aretha se glisse de sa loge à l’entrée de l’église, avant de se poster derrière son piano. Durant sa performance, elle parle peu, sauf lorsqu’elle entonne avec énergie ses standards. Ce sont les anges et les cieux que l’artiste semble invoquer. Le révérend James Cleveland, légende du gospel, mène la barque. Et pour cause, c’est face à sa congrégation que se déroule la prestation emblématique de Franklin. Pour le public, il incarne une sorte de fil conducteur, en véritable MC, se fendant d’un petit sermon, d’une anecdote ou d’un trait d’esprit entre chaque chanson.

Amazing Grace nous dévoile une facette méconnue de la chanteuse, celle de l’interprète précoce et olympienne, à la personnalité timide qui semble presque cachée sous son maquillage et sa parure. Aretha Franklin et sa couronne afro disparaissent derrière sa voix le temps d’un envoûtement sonore. On la devine très à l’étroit, tant elle paraît coincée entre deux paternalismes : celui, fier, de son père et celui, amical mais imposant, du révérend Cleveland. À cela vient s’ajouter la présence de Clara Ward, autre légende du gospel et modèle de jeunesse de Franklin : alors qu’elle semble dans un premier temps toiser sa disciple, elle finit par succomber à l’intensité de sa prestation.

Amazing Grace – Aretha Franklin, réalisé par Alan Elliott, 2018. © CGR EVENTS

Si Amazing Grace ne révolutionne en rien le genre du documentaire, il peut cela dit s’enorgueillir d’avoir capturé l’essence d’une artiste au pic de sa carrière, illuminant avec force le talent d’Aretha Franklin. Au moment du tournage, la performeuse comptabilise quelque 20 albums, de nombreux tubes et cinq Grammy Awards. La réalisation d’Alan Elliott est un hommage à celle qui a changé l’histoire de la musique et qui fut l’une des premières chanteuses autrices-compositrices à s’accompagner au piano.

Aretha Franklin a redéfini les codes et s’est imposée au rang de légende. Aujourd’hui, elle reste une influence majeure pour quantité d’artistes et une figure incontournable de la lutte pour les droits civiques. Devant les images de ce moment si précieux et singulier, l’on se sent privilégié-e-s. Et il nous faut nous incliner face à tant de majesté. Respect.