C’est en observant les comportements de ses proches qu’Adoria s’est rendu compte que le patriarcat a fait bien des dégâts en imposant aux filles la discrétion et le calme, et aux garçons le mouvement et le bruit. Elle te raconte ici le cheminement de sa réflexion. Comment, peu à peu, elle est parvenue à ne plus culpabiliser de s’échapper du rôle qu’on lui avait assigné.

 

J’ai connu des personnes exubérantes et bruyantes. D’autres, introverties et silencieuses. Face à elles, je me suis interrogée sur mon propre comportement : parmi ces catégories, où me situais-je ? Dans l’une, l’autre, ou dans un entre-deux ? Comme de nombreuses femmes, je suis plutôt calme et réservée, notamment quand je suis dans une situation qui m’est peu familière, ou avec des inconnu-e-s que je ne parviens pas encore à cerner. Je passe toujours par une phase d’observation intense, pour jauger qui se trouve dans la pièce et comment je peux interagir avec ces personnes. J’évite les conflits à tout prix. Certaines conversations m’épuisent. Je ne supporte pas la colère. J’ai horreur du bruit et des cris, les individu-e-s qui parlent trop fort me mettent mal à l’aise, et je m’efface devant les gens qui s’imposent, leur laissant facilement le monopole de l’attention ou faisant passer mes propres désirs et besoins après les leurs.

Jusqu’à il y a peu, je prenais ce comportement pour une composante logique de mon caractère, comme quelque chose de naturel. Pourtant, les propos d’une dame que j’ai rencontrée récemment m’ont fait réagir. Elle a dit de moi : « Elle a tout pour elle. Elle est discrète et intelligente. » Émanant d’une femme de 75 ans, cette remarque était lancée comme un beau compliment. Mais pour moi, ça a été le début d’une profonde remise en question.

Bien sûr, j’ai d’abord levé les yeux au ciel devant tant de sexisme. Ce n’est pas d’être jugée intelligente qui m’a posé problème, mais bien la primauté de la discrétion qui m’a interpellée. Pourquoi le caractère d’une femme se doit-il d’être discret ? En quoi est-ce valorisant ? On peut évidemment qualifier un homme de discret, mais c’est rarement le cas… Au contraire, le patriarcat attend d’un homme qu’il s’impose, prenne les rênes d’une conversation et dirige. Une femme, elle, doit suivre le mouvement.

C’est en observant mon conjoint que j’ai approfondi ma réflexion. Lui se fiche de ce que les gens pensent. Il vit sa vie, expose ses opinions, fait des choix, ne semble que peu surveiller son comportement et l’impact qu’il peut avoir sur autrui. Il se sent parfaitement libre. Il peut parler fort, avoir des conversations animées, et même crier en jouant avec le chat s’il en a envie. Il ne se soucie pas d’être discret. Il fait du bruit.

J’ai continué à regarder autour de moi. Certaines de mes copines sont plus discrètes que d’autres, certains de mes copains également, mais pas dans les mêmes proportions. J’ai constaté que les adolescentes de mon entourage sont plus calmes, et je me suis souvenue des remarques de ma mère, proférées à maintes reprises : « Il bouge beaucoup, cet enfant. C’est normal, c’est un garçon. » En opposition à : « Oh la la, mais qu’est-ce qu’elle est turbulente, cette petite. C’est désagréable. »

Voilà, nous y sommes. Je sais depuis longtemps que j’ai été élevée d’une manière extrêmement sexiste, notamment par ma mère, mais je ne cesse d’en découvrir l’étendue des dégâts. Certes, on ne peut pas imputer toute ma discrétion au patriarcat. Peut-être s’agit-il en partie d’une prédisposition que j’ai à être relativement mesurée. Pourtant, il est évident que j’ai été formée à ne pas faire de vagues.

Plus je réfléchis aux enjeux de mon éducation et plus je comprends que cette injonction a pris différentes formes. Petite, on me demandait de ne pas crier, de ne pas parler fort, d’effacer mes colères, de ne montrer que très peu d’émotion, de poser peu de questions, de me débrouiller seule, et surtout (surtout !) de ne pas me plaindre. Fille unique jusqu’à mes 8 ans, et assez peu en contact avec d’autres enfants, je recevais la parole des adultes comme le Saint Graal.

Avec pareille éducation, comment imaginer que je ne devienne pas discrète ? Que même à l’âge adulte, je ne me conforme pas à ce qu’on avait profondément ancré dans mon cerveau comme un prérequis pour être une femme « qui a tout pour elle », qui plaît et qui répond aux attentes d’autrui ?

Même si je reste celle que j’ai toujours été, aujourd’hui j’ai appris à hausser le ton, à me faire entendre et à mener des conversations animées, mais cela a été le fruit de longues années de déconstruction. Je me rends compte de tous ces enjeux seulement aujourd’hui, maintenant que je pratique beaucoup l’introspection. C’est dire si ces mécanismes ont été profondément gravés en moi. Et quelque chose me dit que je ne suis pas la seule quand je repense à la réflexion de cette dame, aux attitudes de mes amies et de toutes les femmes que j’observe.

Des générations entières de petites filles ont été muselées, alors que les mêmes générations de petits garçons ont appris à s’affirmer. Ce n’est pas une nouvelle bien fraîche : le patriarcat est protéiforme, et son idéologie est installée dans notre inconscient la plupart du temps. Ma mère n’a pas voulu me faire de mal, elle désirait simplement que je corresponde à ce que la société attend d’une bonne fille et d’une femme accomplie.

De mon côté, que puis-je faire de ces constatations ? Vais-je tout à coup me forcer à plus d’exubérance pour contrer cette éducation sexiste ? Je ne pense pas. Je n’ai pas envie de changer. Par contre, je ne culpabiliserai plus de vouloir être écoutée, d’imposer ma voix, ou de réagir brutalement ou avec émotion. Il n’y a rien de plus humain, finalement. Pourquoi le bruit serait-il monopolisé par les hommes, quand nous autres avons tant de choses à dire et à proclamer haut et fort ?

 


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