Philosophe, théoricienne politique et journaliste, Hannah Arendt est une figure incontournable de la pensée du XXe siècle. Malheureusement, elle est longtemps restée en dehors des grands courants de la philosophie contemporaine, marginalisée comme beaucoup de ses consœurs malgré son immense contribution à la discipline. Portrait.

 

« L’action, qui doit être distinguée de la fabrication, n’est jamais possible dans la solitude ; être isolé, c’est être privé de la capacité d’agir. »¹ – Hannah Arendt

 

Hannah Arendt, née Johanna Arendt, voit le jour le 14 octobre 1906 à Hanovre, en Allemagne, au sein d’une famille juive laïque. Enfant, elle accompagne ses parents – dont elle est très proche – à plusieurs manifestations, notamment socialistes et en faveur des droits du peuple juif. C’est ainsi qu’elle apprend l’importance de faire entendre sa voix et de se défendre, et qu’elle acquiert un certain goût pour la justice et la liberté.

Hannah est très brillante : à 14 ans, elle a déjà lu tous les livres de Kant et s’intéresse aux auteurs qui ont inspiré ce dernier. Elle ne laisse rien au hasard, passe ses journées à dévorer de la philosophie et abat une quantité de travail colossale. Elle a 18 ans lorsqu’elle intègre l’université de Marbourg, en 1924, où elle assiste aux cours de Martin Heidegger – philosophe allemand extrêmement influent, mais affilié au parti nazi et soutien d’Hitler dès 1933. Cette rencontre la marque profondément, intellectuellement et intimement, puisqu’elle entretient une liaison avec son professeur, de dix-sept ans son aîné et père de deux enfants. Plus tard, elle intègre les classes du phénoménologue Edmund Husserl à Fribourg-en-Brisgau, puis celles de Karl Jaspers, philosophe existentialiste allemand. Celui-ci dirige sa thèse, qu’elle soutient en 1929.

En 1933, elle est arrêtée à Berlin par la Gestapo, qui la soupçonne – à raison – de récolter des informations sur la propagande antisémite du Troisième Reich pour le compte de l’Organisation sioniste (actuelle Organisation sioniste mondiale), dirigée par Kurt Blumenfeld. Si elle est immédiatement relâchée faute de preuves concrètes, cet événement la décide à quitter Berlin avec sa mère pour se rendre à Paris. Elle s’implique alors auprès de groupes assurant l’accueil de réfugié-e-s juifs-ves fuyant le nazisme, et facilite ainsi l’émigration de plusieurs d’entre elles et eux vers la Palestine. Mais le 15 mai 1940 a lieu la rafle des femmes indésirables. Toutes sont juives, allemandes, réfugiées et sans enfants. Ce sont entre 5 000 et 7 000 femmes qui se trouvent enfermées, après avoir été rassemblées au Vélodrome d’hiver, dans des camps d’internement. Hannah Arendt n’y échappe pas et se retrouve, le 23 mai, au camp français de Gurs. Heureusement, l’armistice n’est pas loin, et après le 22 juin les détenues sont encouragées à demander leur libération. Arendt peut alors partir pour Lisbonne avec sa mère et Heinrich Blücher, philosophe communiste allemand rencontré à Paris avec lequel elle s’est mariée quelques mois plus tôt. En 1941, elles et il embarquent pour New York. Rapidement, Arendt décroche un poste de professeure auxiliaire d’histoire au Brooklyn College. Après avoir rédigé un article intitulé « Nous autres réfugiés » (« We Refugees », publié dans The Menorah Journal en janvier 1943), exhortant le peuple juif à reprendre la place qui lui est due dans l’histoire comme dans la sphère politique, elle devient directrice éditoriale chez Schocken Books et intègre l’élite intellectuelle new-yorkaise. On la convie aux débats réunissant certain-e-s des plus grand-e-s penseurs-ses, philosophes, écrivain-e-s et sociologues juifs-ves du pays.

Dénonçant les actions des nazis par la publication régulière d’articles, Hannah n’abandonne pas la lutte à la fin de la Seconde Guerre mondiale : après 1945, elle cherche à comprendre ce qui s’est passé, et pourquoi. Comment des personnes ont-elles pu renoncer à leur humanité, volant celle des autres et les réduisant à néant ? Comment et pourquoi le mal fait-il irruption ? Elle essaie de retracer en détail les conditions qui ont permis à l’horreur de se produire et aux régimes totalitaires de croître à ce point (concept qu’elle développe et popularise dans Les Origines du totalitarisme, paru en 1951).

Sa vie s’articule autour de trois grands axes : aimer, penser, agir. Se définissant elle-même davantage comme politologue que comme philosophe, elle interroge constamment le monde qui l’entoure. L’intellectuelle se demande comment continuer à vivre après les horreurs de la Shoah et les ravages du nazisme, lorsque perdre sa place au sein d’une communauté équivaut à la « la perte […] de certaines caractéristiques les plus fondamentales de la vie humaine. »²

Partant de ces interrogations et de l’étude de la société dans laquelle elle vit, Arendt développe une conception riche et innovante du politique dans Condition de l’homme moderne, publié en 1958. Cet ouvrage repose sur la description de notre condition actuelle, laquelle est définie par nos actions. L’autrice y explique notamment que là où nous accordons, dans le domaine public, la plus grande importance au travail, nous devrions privilégier la création. Le produit de l’œuvre d’art traverse les générations, se perpétue et nous permet de dépasser notre condition, caractérisée par un détachement progressif du politique et de l’action véritable :

Tout se passe comme si la stabilité du monde se faisait transparence dans la permanence de l’art, de sorte qu’un pressentiment d’immortalité, non pas celle de l’âme ni de la vie, mais d’une chose immortelle accomplie par des mains mortelles, devient tangible et présent pour resplendir et qu’on le voit, pour chanter et qu’on l’entende, pour parler à qui voudra lire.³

Elle développe un second axe déterminant de sa pensée dans cet ouvrage : le concept de natalité.  Selon elle, la faculté de raisonner et d’agir provient de la naissance, du renouveau, des idées nouvelles. C’est cette pluralité des voix que le totalitarisme cherche à étouffer en prônant une vérité unique, concept illusoire et fallacieux aux yeux d’Arendt pour qui il ne peut exister qu’une somme de vérités, aussi nombreuses qu’il y a de personnes dans le monde. Ainsi, le mieux que l’on puisse faire est d’inventer et réinventer sans relâche, au fur et à mesure, ainsi que de faire preuve d’initiative tous les jours et à chaque instant. Ce sont l’action, la communication et la parole qui permettent à l’individu-e d’accéder à l’individualité. C’est en ayant recours à cette pensée sans entraves – la pensée libre est fondamentale en philosophie selon Arendt – que nous pourrons nous prémunir contre la banalité du mal (autre concept clé de sa réflexion, qu’elle évoque en 1963 dans ses comptes-rendus du procès d’Adolf Eichmann, criminel de guerre nazi qui fut l’un des principaux responsables de la mise en place de la « solution finale »).

Ainsi, selon Arendt, le mal se trouve dans les éléments du quotidien. Il est le fait d’hommes et de femmes tout à fait ordinaires, obéissant aux ordres et ayant perdu la capacité de penser leurs actions et de former de réels jugements moraux. C’est en cela que réside toute son atrocité :

L’ennui, avec Eichmann, c’est précisément qu’il y en avait beaucoup qui lui ressemblaient et qui n’étaient ni pervers ni sadiques, qui étaient, et sont encore effroyablement normaux. Du point de vue de nos institutions et de notre éthique, cette normalité est beaucoup plus terrifiante que toutes les atrocités réunies, car elle suppose […] que ce nouveau type de criminel commet des crimes dans des circonstances telles qu’il lui est impossible de savoir ou de sentir qu’il a fait le mal.4

Hannah Arendt meurt le 4 décembre 1975 à New York, non sans laisser derrière elle de nombreux ouvrages et articles, pour certains publiés à titre posthume. Brillante théoricienne, philosophe déterminée, penseuse de l’événement profondément altruiste et engagée, elle avait surtout un besoin viscéral de trouver les vérités, celles qui pourraient faire du monde un endroit meilleur.

Apportant tout son soutien à la liberté de chaque individu-e à jouir et à faire usage de ses droits, Hannah Arendt montre dans son œuvre que le pardon est essentiel. Pas l’oubli, jamais l’oubli, mais le pardon, qui va de pair avec un souvenir inébranlable.

 


¹ « Action, as distinguished from fabrication, is never possible in isolation; to be isolated is to be deprived of the capacity to act. » : The Human Condition, deuxième édition,Hannah Arendt, University of Chicago Press, 1998, p. 188.
² Les origines du totalitarisme, Hannah Arendt, Gallimard, 2002, p. 599-600.
³ Condition de l’homme moderne, Hannah Arendt, Calmann-Lévy, 1983, p. 60.
Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, Hannah Arendt, Gallimard, 1991. p. 11.


Image de une : Vita Activa, réalisé par Ada Ushpiz, 2015. © Zeitgeist Films