La passion d’Éléa pour Anne Sylvestre trouve ses racines dans son enfance. Plus tard, c’est la découverte de ses paroles engagées qui a bouleversé celle qu’elle est désormais. Aujourd’hui, elle souhaite explorer le parcours riche et inspirant de cette chanteuse et compositrice de légende. Et partager avec toi un peu de son admiration pour elle. Avec soixante ans de scène à son actif, l’artiste a encore beaucoup à nous dire et à nous apprendre. 

 

Anne-Marie Thérèse Beugras, née à Lyon le 20 juin 1934, est une femme complexe à l’histoire bien délicate. Elle et sa sœur, Marie Chaix, sont les filles d’Albert Beugras, collaborateur durant la Seconde Guerre mondiale. Toute leur vie, elles ont porté le poids de cet héritage douloureux, et il faudra des années à Anne-Marie pour évoquer, en chanson, ce traumatisme. Celle qui se destinait à des études de lettres les délaisse rapidement au profit de la musique. Le succès ne se fait pas attendre, et elle devient Anne Sylvestre.

À la fin des années 1950, elle performe dans plusieurs cabarets, dont La Colombe (sa première scène) et le Cheval d’Or, face à un public souvent plus attentif à son dîner qu’à ce qu’elle chante, mais elle est immédiatement reconnue comme un véritable pilier par les deux cabarets. Anne Sylvestre se produit aux côtés de grands noms comme Barbara, Boby Lapointe ou Georges Brassens (auquel elle est souvent comparée) – ce dernier signera d’ailleurs la pochette de son deuxième album, La Femme du vent (1962), et y écrira ces mots : « On commence à s’apercevoir qu’avant sa venue dans la chanson, il nous manquait quelque chose et quelque chose d’important. » En 1960, elle reçoit le prix de l’Académie de la chanson française, et sort en 1961 son premier album, Anne Sylvestre chante… C’est avec la piste numéro 1, « Mon mari est parti », qu’elle se fait réellement remarquer, et elle commence à se produire en concert dès 1962.

Le grand public se souvient d’elle pour ses Fabulettes, comptines pour enfants aussi géniales que déjantées (dont le premier opus est sorti en octobre 1962), mais beaucoup moins pour ses chansons engagées. Pourtant, sa carrière est impressionnante, et celle que l’on surnommait « la Brassens en jupons » – à son grand désarroi, ayant vécu ce sobriquet comme une humiliation – est à l’origine d’une œuvre extrêmement inspirante.

S’étant toujours considérée comme une femme moderne, Anne Sylvestre est une avant-gardiste qui n’a jamais cessé de défendre ses idées ni hésité à dénoncer les injustices quotidiennes dont elle est témoin. Au micro de Jean-Baptiste Urbain sur France Musique, elle précise : « Souvent, une indignation ou une colère me crée une chanson. » Sa motivation n’est pas tout de suite ouvertement féministe. Elle souhaite simplement écrire des textes permettant aux filles et aux femmes de se reconnaître un peu dans un monde où le métier de parolier-ière est généralement exercé par des hommes : « Je ne me suis pas dit un jour : “Tiens, je vais faire des chansons engagées, et tiens, je vais faire des chansons féministes !” » poursuit-elle. C’est pourtant bel et bien cet engagement qui relie chacune de ses créations et qui fait d’elle une artiste éminemment politique. C’est par le traitement de thématiques aussi privées que publiques qu’Anne Sylvestre s’illustre. À travers son répertoire toujours juste, elle nous tend le miroir de notre société mais ne se départ jamais de sa bienveillance envers les femmes. Tantôt étreintes apaisantes, tantôt claques magistrales, ses chansons nous touchent toujours au cœur.

Celle qui admet modestement à Laure Adler dans L’Heure bleue avoir écrit pour l’égalité et l’émancipation précise qu’elle l’a fait « discrètement », poussée par l’évidence. Il faut être prêt-e à se laisser emporter par une grande émotion lorsque l’on décide de se plonger dans la discographie d’Anne Sylvestre, car à travers les décennies, peu de sujets ont échappé à sa plume et à son indignation. Ses revendications résonnent en nous, que nous ayons 18 ou 78 ans. Avec des titres comme « La Vaisselle » en 1981 (dans lequel elle réclame l’égale répartition des tâches ménagères) ou « Juste une femme » en 2013 (inspiré par l’affaire Dominique Strauss-Kahn)elle lutte pour la reconnaissance des droits des femmes en faisant preuve d’un humour et d’une finesse d’esprit qu’elle met au service de ses convictions. Ceux qui usent de leur pouvoir pour violenter les femmes n’ont alors qu’à bien se tenir, car elle n’est jamais loin pour dénoncer leurs agissements :

« Petit monsieur, petit costard
Petite bedaine
Petite sal’té dans le regard
Petite fredaine
Petite poussée dans les coins
Sourire salace
Petites ventouses au bout des mains
Comme des limaces
Petite crasse »

– « Juste une femme », Juste une femme, 2013.

L’on retrouve aussi dans son répertoire des morceaux très difficiles, comme « Non, tu n’as pas de nom »,  qui porte haut et fort sa colère : « Cette chanson qu’on nomme à tort la chanson pour l’avortement, c’est une chanson sur le choix. […] J’étais énervée que des messieurs sachent – prétendent savoir ! – ce qu’il se passe dans notre ventre », explique-t-elle au micro de L’Heure bleue. À l’embryon auquel elle s’adresse, elle dit :

« Non non tu n’as pas de nom
Oh non tu n’es pas un être
Tu le deviendrais peut-être
Si je te donnais asile
Si c’était moins difficile »

Sa lutte ne s’arrête pas à la condition des femmes, puisqu’elle dénonce également les injonctions à la masculinité, comme dans « Xavier » (2011), à qui l’on prédit qu’« il allait être paraît-il, pas viril ». Profondément concernée par l’égalité, elle a en outre défendu, en 2007, le droit de chacun-e à se marier dans la chanson « Gay, marions-nous ». Mais que faire de l’égalité dans un monde qui s’effondre ? L’artiste a bien compris que nous n’irions pas loin sous les déchets et la pollution. Ses idéaux sont écologistes, comme l’affirment « Le Lac Saint Sébastien » ou « Coïncidences », des morceaux dénonçant les incidents nucléaires et leurs ravages.

D’un côté, le son de sa voix nous enveloppe. Si l’on ne prête pas attention à la profondeur de ses paroles, on pourrait presque s’imaginer dans un havre de paix, un lieu enchanté et empreint de nostalgie où l’on se sent chez soi. Il serait donc facile de nous laisser bercer par la brise rassurante portée par ses airs. Mais si l’on tend l’oreille, que l’on met fin à la frénésie de notre époque et que l’on prend le temps d’écouter, nous pouvons réellement mesurer toute leur portée, leur résonance, leur dure vérité. Alors, peu à peu, nous nous trouvons pris-es d’un désir irrépressible d’aller manifester en brandissant le poing tout en scandant l’un de ses refrains à pleins poumons.

Compositrice et poétesse de talent, voix de plusieurs générations et parolière pleine d’humour à l’engagement sans faille, Anne Sylvestre est précisément cela, juste une femme. Une femme exceptionnelle, à qui l’on doit énormément, et dont les chansons ne cesseront pas de sitôt de résonner dans notre cœur, pour notre plus grand plaisir.

 


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