Sous les paillettes du chouette Birds of Prey se cachent des questions plus profondes sur l’émancipation des héroïnes dans la fiction et sur celle de nos œuvres, inscrites dans un univers profondément blanc et masculin. Le récit de Harley Quinn peut-il, à lui seul, mettre à mal des décennies de super-héroïsme misogyne shooté à l’idéologie capitaliste ?

 

Il serait facile de lister toutes les raisons de célébrer la sortie de Birds of Prey. Le film réalisé par Cathy Yan et écrit par Christina Hodson représente en lui-même une petite révolution. Ses équipes, largement féminines, constituent une anomalie à Hollywood, et encore plus dans le paysage super-héroïque. Au-delà de pouvoir se targuer de faire sauter le fameux plafond de verre, Birds of Prey est surtout un film qui, bien qu’imparfait, est indéniablement réussi, porté par un rythme effréné, des scènes d’action à la chorégraphie et à la réalisation impeccables, un casting imbattable et un monde aussi réjouissant que pulp. Le groupe de femmes à la moralité douteuse, faisant ce qu’elles veulent et comme elles veulent, aurait pu n’être qu’un simple argument de vente. On ne compte plus le nombre d’œuvres mainstream qui nous ingèrent de force régulièrement cette boule de girl power indigeste au fond du gosier dans le seul but de remplir les poches des actionnaires (I see you, Avengers: Endgame). Mais le long-métrage va plus loin, disséminant son sous-texte féministe plutôt que l’énonçant avec la subtilité d’un Captain Marvel. Ici, la monstration de la puissance de ses (anti-)héroïnes se fait dans les mises en situation, lesquelles ne semblent (presque) jamais artificielles.

Harley Quinn (Margot Robbie) nous guide et raconte l’histoire de son point de vue éclaté et pailleté. Cette narratrice peu fiable et imprévisible mène le bal avec ferveur. Récemment larguée par le Joker, elle doit apprendre à se débrouiller seule pour la première fois de sa vie. Évidemment, quand les malfrat-e-s de Gotham ont vent de leur séparation – et par vent, j’entends la déflagration de l’explosion d’une usine de produits chimiques que Harley fait joyeusement sauter alors qu’elle est ivre –, tou-te-s se mettent à sa poursuite, sachant qu’ils et elles ne risquent plus de s’attirer les foudres de Mister J (car Harley s’est fait quelques ennemi-e-s avant leur séparation). Les événements se précipitent quand Roman Sionis (Ewan McGregor), aka Black Mask, s’ajoute à la liste de personnes qui aspirent à la tuer. Ce sadique tout droit sorti des fantasmes masculinistes de suprémacistes blancs veut par-dessus tout récupérer un diamant encrypté contenant les accès à une fortune disparue (MacGuffin, vous avez dit MacGuffin ?). Pour sauver sa peau, Harley s’engage à trouver la pierre précieuse pour Sionis et fait la rencontre de la jeune pickpocket Cassandra Cain (Ella Jay Basco), une orpheline pleine de ressources. Sur sa route, elle croise trois femmes aussi remontées qu’elle : Huntress (Mary Elizabeth Winstead), Black Canary (Jurnee Smollett-Bell) et la détective Renee Montoya (Rosie Perez), qui ont toutes des comptes à régler avec Black Mask.

Birds of Prey et la fantabuleuse histoire de Harley Quinn, réalisé par Cathy Yan, 2020. © Warner Bros. France

Le long-métrage est indéniablement fun et cathartique. Mais à la sortie de la salle, on s’interroge sur sa faisabilité, son ambition – laquelle, pour être honnête, le dépasse largement. La difficulté qui le caractérise réside en son cœur et hors de lui. Le titre original est évocateur : Birds of Prey (and the Fantabulous Emancipation of One Harley Quinn). Le mot « émancipation » est chargé de sens et, à notre époque, nous renvoie d’emblée à des notions féministes. Il y a une volonté d’inscrire le film dans le mouvement dès son titre, qu’il serait malavisé de minimiser. Si l’œuvre de Cathy Yan tente de détacher Harley de son univers d’origine (de l’esthétique de Gotham à la disparition du Joker et de Bruce Wayne, en passant par l’histoire qui se désolidarise du détestable Suicide Squad), il est compliqué d’ignorer ce qu’elle représente. Ses incarnations charrient un imaginaire où les femmes n’ont pas de place, si ce n’est en tant que commodités. Un seul film peut-il suffire à la séparer de son image de femme-objet, de souffre-douleur du Clown Prince du Crime et de poupée hypersexualisée, utilisable à l’envi ? Historiquement, Harley n’a pas échappé à l’éternelle dichotomie réservée à ses consœurs peuplant les comics, celle de la vierge et de la putain. En la détachant totalement de ses précédentes itérations, ne serait-ce que filmiques, il est difficile pour Birds of Prey de sincèrement s’attaquer au trauma que la jeune femme a subi, ou même à ce que l’existence d’un tel personnage révèle de nos sociétés, de nos imaginaires. « Un arlequin n’est rien sans un maître »¹, déclare-t-elle au début du film. Pourtant, au cœur du scénario, les implications de cette phrase significative sont quasiment ignorées jusqu’à la fin.

Tout en se coupant des créations précédentes, la société présentée dans Birds of Prey n’en reste pas moins misogyne. D’une manière ou d’une autre, toutes les (anti-)héroïnes ont été lésées par des hommes. La figure antagoniste Roman Sionis est l’une des manifestations de cette misogynie généralisée qui ne dit pas son nom, mais émerge de toutes parts. L’interprétation ultra camp de McGregor, son jeu malicieux donnent à son rôle une dimension supplémentaire, aussi inquiétante que désarmante. Black Mask incarne l’ennemi à abattre, néanmoins il est crucial de rappeler qu’à Gotham, tout le monde – ou presque – est moralement corrompu. Y compris Harley. Tenter d’établir un lien d’empathie avec ce type de personnages complique les choses. À quel point sont-ils excusables ? En faisant de Quinn le mentor de Cass, Yan se positionne de manière assumée. Dans une interview, la réalisatrice a d’ailleurs expliqué que pour elle, « il s’agissait de sauver une enfant et, d’une certaine façon, de sauver l’âme de Harley² ». Birds of Prey est donc l’histoire d’une rédemption, s’inscrivant dans la tradition exténuante des récits traditionnels d’une cohorte de super-héros en spandex. Cette situation a des causes tout à fait économiques, puisque les conventions d’une production à gros budget obligent souvent les cinéastes à s’y soumettre. Cela n’efface pas le malaise généré par le fait que le public est contraint de devoir encourager les comportements de tueurs-ses psychopathes. Robbie joue avec aplomb et insolence, nous conquiert dès qu’elle se met à parler. Toutefois, outre cette géniale performance d’actrice, il est quasi impossible de savoir ce que le film nous dit concrètement d’elle, et où, en tant que spectatrices et spectateurs, nous sommes supposé-e-s nous positionner.

Birds of Prey et la fantabuleuse histoire de Harley Quinn, réalisé par Cathy Yan, 2020. © Warner Bros. France

Cette navigation délicate de la narration entre origin story, hero’s journey et rédemption/émancipation fait légèrement sortir Birds of Prey de la case circonscrite du « revenge movie ». Ici, les femmes essayent simplement de survivre dans un monde qui leur est hostile. À l’exception de Huntress, elles ne sont pas dans une quête effrénée de sang pour se venger des hommes qui leur ont causé du tort (bien qu’elles ne rechignent absolument pas à botter des culs). Elles se défendent. Elles ne sont pas réunies au nom du pouvoir de la sororité™, seulement par besoin. L’utilisation de la violence semble ainsi soupesée, et sa pertinence évaluée en fonction du contexte. Autrement dit, elle n’est jamais gratuite. « Rien ne retient autant l’attention d’un mec que la violence³ », affirme Quinn. Mais pour les héroïnes, celle-ci, bien qu’inévitable, n’est à aucun moment montrée comme une solution en soi. Si le film tente d’explorer ses propres contradictions en s’emparant de tropes variés autour de la colère et de la solidarité féminines, ceux-ci laissent finalement peu de champ libre à la complexité. Et ainsi, la légèreté de Birds of Prey devient à la fois sa force et sa faiblesse – donnant parfois le sentiment que la forme prime sur le fond. « Psychologiquement parlant, la vengeance apporte rarement la catharsis que nous espérons4 », affirme Harley, non sans ironie. Mais alors, objectivement, quel message le film véhicule-t-il sur l’expérience de ces femmes ?

Peu importe l’angle que l’on adopte pour analyser Birds of Prey, on se retrouve très vite confronté-e aux limites de sa démarche. Malgré les multiples procédés visant à faire exister le film indépendamment de toute évocation précédente, l’ombre du Joker est toujours présente (notamment à travers le rôle d’Ewan McGregor), et les actions des protagonistes sont invariablement réalisées dans le cadre du capitalisme patriarcal qui caractérise Gotham. Elles sont obligées d’obéir à certains de ses codes (comme la violence) afin de subsister. Ainsi, l’émancipation ne peut être que purement individuelle, et donc restreinte. Il n’y a aucune remise en cause concrète du système, mais plutôt un effort de navigation en son sein. Le fait que les personnages aient conscience de ces vérités, qu’elles soient verbalisées explicitement, lève le voile sur une triste réalité : l’émancipation est impossible, celle de Harley comme celle du film.

Il serait naïf d’envisager le dépassement de cette impossibilité sans avoir à créer un modèle radicalement différent et la reconsidération totale de celui qui existe actuellement. Même si davantage de femmes et de personnes racisées se trouvent derrière la caméra et à la production, le marché des blockbusters n’en demeure pas moins dépendant d’une configuration qui finira toujours par privilégier une sorte précise de récit, et ce aux dépens de tous les autres. On peut aisément comprendre pourquoi se réapproprier Harley Quinn peut de prime abord apparaître comme une bonne idée. Le geste est sincère, louable. C’est une façon de proposer une création originale, se voulant différente, via un univers apprécié, déjà rentable. Birds of Prey incarne la meilleure version de ce qui est faisable pour un film à gros budget aux prétentions féministes dans une telle configuration. Mais de fait, s’approprier des personnages féminins inventés dans des espaces – économiques, créatifs, sociaux – essentiellement masculins, souvent parfaitement misogynes, a de nombreuses limites. Ces œuvres fonctionnent davantage comme un cheval de Troie, et non comme de véritables tentatives de renversement du statu quo.

Birds of Prey et la fantabuleuse histoire de Harley Quinn, réalisé par Cathy Yan, 2020. © Warner Bros. France

Alors, ne devrions-nous pas nous questionner sur l’après : comment aller plus loin, comment réellement changer les choses, et non plus seulement s’y adapter (même avec brio) ? Comment s’abstraire du divertissement misogyne, nihiliste, capitaliste tant apprécié ? Comment réinventer l’héroïsme et s’extraire du concept du monomythe, soit de ces siècles d’histoires contées par des hommes selon un schéma visant à les positionner au centre de tout ? S’émanciper de ces récits, de notre attachement à toutes ces figures masculines torturées élevées au rang de génies faisant l’objet de notre fascination revient pour Quinn à s’affranchir du Joker.

L’imaginaire a toujours constitué l’une des armes les plus puissantes et efficaces de celles et ceux luttant pour le progrès. De fait, la science-fiction est l’un des genres privilégiés pour réfléchir à l’alternative, quand celle-ci est capable de se penser hors de l’idéologie capitaliste. Des écrivaines comme James Tiptree Jr, Sheri S. Tepper, Ursula K. Le Guin, N. K. Jemisin, Margaret Atwood ou encore Octavia Butler ont créé des espaces littéraires d’expérimentation pure sur les questions de la liberté, du genre, de l’organisation sociétale. Comme l’écrit si bien Brit Marling dans une tribune pour le New York Times, ces autrices « n’ont pas utilisé la fiction spéculative pour coloniser d’autres planètes, asservir de nouvelles formes de vie […]. Ces femmes ont utilisé les principes [de la SF] pour révéler les injustices du présent et imaginer notre évolution5 ». Tant que nous continuerons d’élaborer des récits et de réutiliser des personnages ancrés dans un monde fictionnel où toutes les personnes qui ne sont pas des hommes blancs et hétérosexuels n’ont pas de véritable place, des films comme Birds of Prey resteront d’agréables surprises occasionnelles, mais sans réelles répercussions sur le long terme. Une joyeuse explosion de paillettes au visage de la misogynie, trop vite oubliée.

 


¹ « A harlequin’s nothing without a master. »
² « It was about saving a child and in a way saving Harley’s soul. »
³ « Nothing gets a guy’s attention like violence. »
4 « Psychologically speaking, vengeance rarely brings the catharsis we hope for. »
5 « [They] did not employ speculative fiction to colonize other planets, enslave new life-forms, or extract alien minerals for capital gains only to have them taken at gunpoint by A.I. robots. These women used the tenets of genre to reveal the injustices of the present and imagine our evolution. »