Le combat contre la réforme des retraites est toujours d’actualité pour tou-te-s celles et ceux qui luttent. Il l’est aussi pour la majeure partie de la population française, qui en subira les conséquences de plein fouet. Nina a choisi ce moment pour questionner sa responsabilité militante et t’engager, toi aussi, à te préparer pour l’avenir.

 

Par quoi se définit-on ou par quoi se laisse-t-on définir ? Nous portons, malgré nous, la responsabilité de ce par quoi l’on nous reconnaît. Si je suis une personne trans, dans mon cas une femme trans, quelle responsabilité est-ce que je porte malgré moi vis-à-vis du reste des gens ?

Et qu’en est-il, en tant que femme trans blanche, issue de la classe moyenne qui s’en sort plutôt bien, pourvue d’une éducation et d’un enseignement ouverts à des directions multiples ? À partir du moment où je dis « femme trans » comme on signale sa singularité, une réflexion ne manque pas de surgir : « C’est dommage, tu as pourtant tout ce qu’il faut. »

Je ne dirais pas que j’ai longtemps été indifférente aux écarts de traitement entre celles et ceux qui rentraient dans la norme et « les autres ». Je me suis plutôt absentée, pour éviter d’avoir à faire face à des conflits qui impliquaient des forces sociales plus massives que les miennes. Par exemple, ce n’est que très récemment que j’ai osé exprimer une opinion tranchée sur l’homoparentalité face à mes parents qui, bien qu’ouverts, n’en sont pas moins marqués de conceptions binaires. Celles-ci sont elles-mêmes renforcées par la violence de nos sociétés face à toute forme de transgression à la norme, qui ne pourrait pas elle-même servir à la domination et à l’écrasement d’autrui.

Nous parlons alors de « masse ». Les gens sont une masse qui constitue une bouillie indifférenciée dans un système d’abus de pouvoir politique, physique et symbolique lié à une oligarchie et à ses modes de reproduction sociale. Il y a un écart, un rapport d’échelle frappant : début 2019, on apprend que seulement 26 personnes détiennent autant de ressources que la moitié la plus pauvre de l’humanité. Oui, il y a vraiment une masse inerte qui, littéralement, écrase le vivant.

Comment penser quand il n’y a plus d’espace ouvert autour de soi pour le faire, quand la maltraitance prend le relais ? Ça me mène à me poser beaucoup de questions. C’est 2020 là, aujourd’hui. En un claquement de doigts, ce qui a été fait, ce qui a été obtenu par la lutte peut être défait. Rien n’est acquis, et certain-e-s (majoritairement des hommes blancs cis) sont prêt-e-s à détruire les conditions de vie nécessaires à toutes les espèces pour vivre sainement et décemment, juste pour garantir la reproduction de structures hiérarchiques inégalitaires.

Qu’est-ce que je porte, moi, comme responsabilité quand je dis que je suis une femme trans, blanche, valide, soutenue matériellement car logée chez mes parents, avec le privilège de pouvoir penser, et même de ne pas me soucier de mon passing pour avoir à prouver quoi que ce soit ? J’ai le temps, ce temps-là assez inouï de choisir tout ce que je fais. Tout le monde ne peut pas en dire autant.

Certes, vivre avec mes parents implique des compromis, comme celui de cohabiter en permanence avec le garçon dont je sais qu’ils sont désireux de conserver l’image. Mais alors que le monde entier est plongé dans l’urgence, j’ai le privilège de prendre le temps : celui de choisir ma lutte et ma manière de lutter.

Si je crée une œuvre artistique, qu’il s’agisse de musique, de littérature ou encore de dessin, qu’est-ce que j’y affirme, et qu’est-ce que je donne à voir et à représenter ? Est-ce que tout le monde peut possiblement s’y retrouver, s’y reconnaître un peu et s’appuyer dessus ?

Si je déploie un corpus théorique philosophique, psychanalytique, sociologique, écologique ou anthropo-généalogique de manière large, en ouvrant à une meilleure compréhension de nos origines en tant qu’espèce, comment puis-je garantir que cela ne serve pas in fine à reproduire des schémas de domination une fois récupéré par autrui ?

Et si je m’affirme comme personne trans dans ma lutte militante, comment faire en sorte que cette dernière n’absorbe pas ma singularité ou celle des autres et d’autres luttes ?

J’ai le privilège de la créativité, et l’atteindre n’a pas été sans sacrifices. J’ai connu, enfant, les services de pédiatrie d’hôpitaux comme Necker ou l’institut Gustave-Roussy, et j’ai su très tôt que tou-te-s n’avaient pas la chance de s’en sortir indemnes. On peut mourir demain. « La vie est courte », comme dit Mark Ashton dans Pride.

Ce qui arrive aux un-e-s est la responsabilité de tou-te-s. L’indifférence dans laquelle on vit doit cesser si l’on veut choisir dans quelle société évoluer, et si l’on veut la bâtir, ça demande du travail. Et dans une société brutale comme la nôtre, ça demande de lutter. Et dans des sociétés qui nous isolent, ça demande de s’unir.

Nous avons donc une responsabilité. Et lorsqu’il sera trop tard pour sauver ce qui peut encore être sauvé, il sera également trop tard pour se regarder en chiens de faïence et dire : « On ne nous avait rien dit. »

 

Œuvres et lieux cité-e-s :

  • Ouvrir la voix, Amandine Gay, 2017
  • Pride, Matthew Warchus, 2014
  • Ma guerre d’Espagne à moi, Mika Etchebéhère, 1976
  • Hôpital Necker-Enfants malades,  institut Gustave-Roussy

 


Image : © iracosma – stock.adobe.com