Le film noir est le genre par excellence des fausses apparences, de la séduction et des jeux de dissimulation. Dans les années 1940, alors que le code Hays régit (« censure » serait plus exact) encore la création du septième art, des œuvres glaciales émergent. Elles s’inspirent du roman noir et de l’expressionnisme allemand, dépeignant des univers nihilistes où le crime fait loi. Tout cela imprègne Gaslight (1944), l’une des réalisations les plus abouties de George Cukor, surtout connu pour Une étoile est née (1954) et My Fair Lady (1964). Ici, les pires aspects de la nature humaine sont tangibles, inéluctables.

 

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Au cœur de la nuit charbonneuse, Gaslight (connu en France sous le titre Hantise) s’ouvre dans une ambiance pesante et brumeuse. Un meurtre a eu lieu. Dans sa maison victorienne londonienne, la chanteuse d’opéra Alice Alquist a été étranglée. Elle laisse sa nièce Paula (Ingrid Bergman), qu’elle élevait, orpheline et à la tête d’une petite fortune. Dix ans plus tard, l’on retrouve la jeune femme en Italie, où elle prend des cours de chant, marchant sur les pas de sa tante. Mais Paula est amoureuse, pour la première fois de sa vie. Le pianiste qui l’accompagne, Gregory Anton (Charles Boyer), est l’objet de ses sentiments les plus tendres. Deux semaines après leur rencontre, il lui demande de l’épouser. Elle paraît d’abord réticente, mais finit par céder. Fraîchement marié, le couple s’installe dans l’ancien domicile de la cantatrice, abandonné depuis son décès. Au sein de cet environnement synonyme de trauma pour Paula, un thriller psychologique débute alors. Gregory, dont les vraies intentions sont affreusement intéressées et cruelles, manipule son épouse et l’isole, lui laissant entendre qu’elle perd la raison. L’on devient témoins de la machination perverse de celui-ci, de son emprise progressive sur l’héroïne, impuissant-e-s. Nous ne sommes jamais tranquilles.

Si la toile de fond de Gaslight s’inscrit dans les enjeux narratifs traditionnels du film noir – une personne cupide veut s’emparer de bijoux d’une grande valeur et est prête à tout pour arriver à ses fins –, le sujet qu’il traite est inédit pour l’époque du Classic Hollywood : la violence domestique. George Cukor met en scène des situations concrètes d’abus émotionnel. Pourtant, le réalisme psychologique du long-métrage contraste à bien des égards avec les artifices cinématographiques du genre qui le caractérise. Dès le début, Gregory est filmé comme un suspect. Alors que Paula décide de partir seule pendant quelques jours afin de réfléchir à sa proposition de mariage, il la surprend sur le quai de la gare. Sa main entre dans le champ et l’attrape, et l’on sait alors qu’il ne la lâchera plus. L’horreur dans Gaslight n’est pas grandiloquente, elle se loge dans la tangibilité de la relation représentée. Tout au long du film, Gregory rabaisse Paula, manifestant envers elle un paternalisme outrancier. Il la désigne comme « particulière », l’humilie avec pour but de l’isoler socialement et physiquement. Cet homme en colère, insupportable pour nous, incarne le parangon de la masculinité valorisée par le patriarcat.

Gaslight, réalisé par George Cukor, 1944.

Les femmes qui dénoncent les violences qu’elles subissent sont généralement soupçonnées de fabuler. Cette croyance sexiste est parfaitement dépeinte dans Gaslight. Gregory ment ostensiblement à Paula et l’accuse à tort de déplacer des objets ou d’en voler. Il lui fabrique des souvenirs et nie frontalement les faits. Mais c’est bel et bien son épouse qu’il désigne comme une insensée, une hystérique incontrôlable et incapable. Malgré quelques scènes en extérieur, impossible d’échapper à la claustrophobie. Paula est-elle folle ? « Je ne sais pas. Pas que je sache. Mais Monsieur, lui, dit qu’elle l’est », nous répond la servante Elizabeth Tompkins (Barbara Everest). L’intelligence du long-métrage réside dans le jeu de miroir entre les techniques filmiques et les techniques psychologiques de manipulation. La caméra nous cloître dans cette maison, et nos yeux observent les stratagèmes de Gregory, sans que nous ne puissions rien faire d’autre que questionner notre sanité ; il a prise sur nous comme sur Paula. Souvent, cette dernière est capturée en plan lointain, entourée par l’abondance des pièces, esseulée et recluse.

Les dynamiques de pouvoir sont également très claires. Paula a tout perdu : d’abord sa mère quand elle était enfant, puis sa tante. Au moment de sa rencontre avec son futur époux, elle est déjà incroyablement vulnérable, et cet homme plus âgé s’impose comme une figure paternelle, réconfortante. Pour lui, elle abandonne une potentielle carrière dans la musique, comme si le sacrifice de soi était inhérent à l’idée romantique de leur union. Il est la personnification d’une opportunité, l’espoir d’un avenir meilleur, alors qu’elle est enfermée dans sa condition de femme. Mais l’unique lueur de bonheur dans son existence, le mariage, se révèle être un piège qui l’écrasera sans répit. La vie conjugale est une prison pour les femmes, où le geôlier a pour passe-temps de torturer sa captive. L’union maritale représente ici la société à l’échelle individuelle, un système au sein duquel les femmes sont dépossédées de leur libre arbitre, et où la sororité est rendue impossible. Comme Gregory avec Paula, l’on a toujours voulu faire croire aux femmes qu’elles avaient besoin des hommes. Cela a permis à ces derniers de les contrôler dans les sphères intime et publique. Cette emprise oppressive est celle du film tout entier.

Comme l’écrivait déjà Emma Goldman en 1914, « c’est [l’]assentiment servile à la supériorité des hommes qui ont maintenu l’institution du mariage en apparence intacte pendant si longtemps. Maintenant que les femmes sont en train de se réaliser, maintenant qu’elles prennent conscience d’elles-mêmes comme d’êtres en dehors de la grâce du maître, l’institution sacrée du mariage est progressivement fragilisée* ». L’œuvre de Cukor ressemble à la manifestation de cet effritement, à la remise en cause filmique de cette institution millénaire. Qu’est-ce que le mariage, sinon le contrat social officialisant l’asservissement des femmes ? Celui-ci n’a rien à voir avec l’amour, un sentiment dont le sens est biaisé et que l’anarchiste considérait comme l’élément le plus important d’une existence. Ainsi, sortir du modèle hétéropatriarcal du mariage serait dans le même temps s’affranchir d’une conception fallacieuse de l’amour profitant majoritairement aux hommes, celle dépeinte dans quantité d’œuvres culturelles (et cela est encore vrai aujourd’hui). En optant pour la radicalité de l’amour authentique, l’on peut se donner les moyens de prendre de la distance et de repenser notre propre rôle dans un système aussi injuste qu’inégalitaire.

Gaslight, réalisé par George Cukor, 1944.

Malgré certains choix narratifs – lesquels ressemblent à des compromis pour qu’aboutisse un tel film à l’ère du Code Hays –, Gaslight est brillant, dur et contestataire. En définitive, Paula se sauve finalement elle-même, bien que l’aide d’une personne extérieure soit nécessaire pour l’extraire de sa situation. Toute la subversion du long-métrage pourrait se résumer à sa séquence finale, d’une grande puissance cathartique. La volonté de conclure avec un face-à-face entre Paula et Gregory – durant lequel celle-ci s’adresse à lui, ligoté à une chaise – confirme son message essentiel. Alors qu’elle le confronte, il lui demande évidemment une autre chance. Soudainement, la colère de Bergman inonde l’écran, à l’instar de la majesté de sa performance, qui touche à la perfection. Elle personnifie alors pleinement – et pour la première fois – cette furie hors de contrôle que l’on dénigre continûment. La seule émancipation possible pour les femmes dans leur relation avec ces hommes cruels et violents semble passer par l’acceptation de leur colère, faisant de cette émotion la clé ouvrant la porte de leur libération. Car accepter la rage en nous, la visibiliser, la comprendre, permet de dépasser ce sentiment négatif pour construire une réalité différente. Si la colère peut être un élément déclencheur pour lutter contre la domination masculine, individuellement, elle n’est qu’un pansement sur une plaie ouverte. Avec une telle conclusion, Gaslight nous laisse seul-e-s avec nos questionnements, et au fond, c’est le récit de l’après que l’on aimerait découvrir désormais. Qu’advient-il de Paula ? Quelle vie l’attend ?

Avec son héroïne complexe, loin d’être réduite à une seule dimension idéalisée de la féminité, Gaslight fait le choix de la difficulté. Il met en scène une émancipation éphémère car impossible, vouée à échouer sous le poids d’une idéologique toxique. Paula peut échapper à son mari abusif, oui, mais elle ne pourra pas échapper à la société tout entière. L’existence des femmes est ici une tragédie, genre dont il est inutile d’expliciter la fin.

 


* « It is this slavish acquiescence to man’s superiority that has kept the marriage institution seemingly intact for so long a period. Now that woman is coming into her own, now that she is actually growing aware of herself as a being outside of the master’s grace, the sacred institution of marriage is gradually being undermined, and no amount of sentimental lamentation can stay it. » Anarchism and Other Essays, Emma Goldman, Serenity Publishers, 2008, p. 143. Traduction par nos soins.