Coécrit par Daria Marx elle-même, Stéphanie Chevrier et Marie-Christine Gambart, le documentaire Daria Marx : ma vie en gros retrace le parcours de cette activiste qui a grandement contribué à amener la question de la grossophobie dans le débat public français. Un portrait intimiste qui fait écho au vécu de nombreuses personnes qui subissent elles aussi des discriminations systémiques liées à leur poids sans être correctement écoutées ni considérées.

 

Une scène festive à La Mutinerie ouvre ce documentaire au son de « Hero » de Teleferik. Daria Marx, Eva Perez-Bello, Sophia et Crystal dansent sur un set de Vikken. Guillaume, assis au bar, les regarde en souriant. Un léger ralenti accentue la délicatesse de leurs mouvements et de leurs visages éclairés par la joie. En voix off, Daria met les choses au clair : « Je suis grosse pour de vrai. Ni ronde, ni voluptueuse, ni pulpeuse. Juste grosse. »

Ce film est le fruit de deux ans de travail, avec une pleine conscience de la part de l’activiste d’y exposer sa vie et en particulier ses proches, elle qui a été harcelée pendant des années par des membres et complices de la Ligue du LOL − « la cause de [son] pseudonymat ». Le résultat est aussi intime que pudique, avec une juste distance, évitant le voyeurisme et politisant ces récits privés. Des passages légers le ponctuent, comme un chant dans le TGV vers Marseille, certaines plaisanteries pour rire de la grossophobie quotidienne, et les moments de complicité entre Daria et son chien, Merlin, jusqu’à la fin du film, où elle marche la nuit dans les rues de Paris au son de « Bombs & Rockets », de Teleferik toujours.

 

De jeunes années traumatiques

Daria Marx : ma vie en gros, réalisé par Marie-Christine Gambart, 2019. © Morgane Production

Christine, la mère de Daria, anorexique depuis ses 16 ans à cause d’une mère contrôlante, est en « régime perpétuel ». Elle a transmis ses troubles du comportement alimentaire à sa fille, d’emblée terrifiée à l’idée qu’elle soit grosse, lui composant une enfance faite de privations arbitraires dès ses 4 ans. Daria s’est ainsi sentie moche et rejetée, et a appris à « piquer des sous dans le porte-monnaie » pour manger « en cachette ». La relation entre la mère et la fille est désormais apaisée, respectueuse et ouverte. Les enfants gros-ses partagent souvent un vécu commun, comme le racontent Daria, Eva, Crystal et Guillaume : les médecins qui menacent de les mettre au régime durant leurs premières années (« Attention, elle est dans la courbe haute ! »), ou les humiliations à l’école, comme la pesée en public ou l’obligation de courir deux tours de plus devant leurs camarades pendant le cours d’EPS, « parce qu[‘ils] en [ont] bien besoin ! » Avoir un-e enfant gros-se est souvent perçu comme un échec pour toute la famille. Lucile déclare dans Gros n’est pas un gros mot, l’ouvrage de Daria Marx et Eva Perez-Bello, paru chez Flammarion en 2018 :

L’obésité, c’est une maladie de pauvre. J’ai grandi dans une famille de catégorie socioprofessionnelle élevée. Ils ne voulaient pas d’une enfant grosse. Lorsque j’ai passé le cap de l’obésité, j’ai eu l’impression de subir un déclassement social. Et de le faire subir à mes parents par la même occasion. (p. 24)

L’adolescence de Daria a été « une période affreuse de [sa] vie », qu’elle a traversée en étant « très seule ».  Après le divorce de ses parents, son père l’a progressivement abandonnée, et sa mère était très occupée par son travail. En silence, elle enchaîne les crises de boulimie. « La nourriture a été mon seul réconfort. La honte et la colère ont nourri mes troubles alimentaires. » Dans « Mytosil », un texte publié sur son blog en 2010, elle évoque la souffrance de l’inceste, infligée par son grand-père paternel de ses 3 ans à ses 12 ans. « Si je n’avais pas pris ce poids, je serais morte. » Ce constat est partagé par son amie Eva. Lorsqu’elle était enfant, un cousin « a décidé qu’il avait le droit de [la] tripoter », ce qui l’a incitée à développer « une armure de gras ». L’autrice Roxane Gay retrace un récit similaire autour de sa prise de poids comme forteresse dans Hunger, une histoire de mon corps, le point de bascule étant un viol collectif subi à l’âge de 12 ans. « Je me suis mise à manger pour modifier mon corps. Je l’ai fait délibérément. Des garçons m’avaient détruite, et j’ai failli ne pas y survivre. Je savais que je ne pourrais jamais supporter un autre viol, alors j’ai mangé parce que je pensais que, si mon corps devenait répugnant, je pourrais tenir les hommes à distance » (p. 21). La psychologue Brigitte Quintilla appelle ce mécanisme « l’obésité réactionnelle » dans son article « Le corps obèse/corps signifiant, au cours de l’amaigrissement », publié dans la revue Diabète & Obésité en 2015. Ces trois exemples illustrent le constat que « les femmes obèses rapportent 10 fois [plus] d’antécédents d’abus sexuels », selon une étude citée dans un rapport de 2016 du Défenseur des droits et de l’Organisation internationale du travail (OIT).

 

Des discriminations systémiques

« Dès que je sors de chez moi, mon corps ne m’appartient plus. Je suis une cible mouvante. » L’espace public est hostile aux personnes grosses. Elles y subissent constamment des contacts physiques contraignants, faute de place suffisante laissée par les autres dans les transports en commun, et des réactions désagréables, voire agressives. Trouver une table de bar ou un siège de train qui accueillera leur corps sans difficulté est une charge mentale inimaginable pour quiconque ne la vit pas. Anouch raconte les moqueries et insultes qu’elle subit régulièrement, les conseils non sollicités pour maigrir, ou les stéréotypes qu’elle entend, comme « le gros qui pue ». La stratégie de Sophia, étudiante aux arts décoratifs de Paris et artiste, est de se créer un look travaillé accrochant davantage le regard que sa corpulence. Elle conçoit des vêtements pour les corps gros, afin de les visibiliser autrement que « dans les pubs pour la malbouffe ». Celle de Daria consiste en de  nombreux tatouages (on assiste d’ailleurs à la réalisation de l’un d’eux au studio de Vonette à la bûche), qui déplacent le regard que portent les gens sur son corps. Ceux-ci lui ont donné la confiance de sortir jambes nues et d’exister socialement en tant que personne, et pas juste en tant que grosse. « Mais le chemin est passé par le regard des autres. »

Daria Marx : ma vie en gros, réalisé par Marie-Christine Gambart, 2019. © Morgane Production

« Si je mets la photo sur le CV, je suis jamais rappelée, si je mets pas la photo, ça me donne droit à des moments de gêne très intenses quand t’arrives en entretien. » Les personnes grosses accèdent plus difficilement au marché de l’emploi. On présuppose qu’elles sont fainéantes, donnent une mauvaise image aux client-e-s ou sont en mauvaise santé. D’après la neuvième édition du Baromètre du Défenseur des droits et de l’OIT sur la perception des discriminations dans l’emploi « Le physique de l’emploi » :

Les discriminations à l’embauche liées à l’apparence physique sont rapportées presque 2 fois plus (1,7) par les femmes que les hommes […]. Les femmes obèses et en surpoids déclarent plus souvent avoir été confrontées à des discriminations liées à l’apparence physique. Quand on examine l’effet spécifique du poids, de manière attendue, les personnes obèses rapportent plus que les autres avoir été discriminées à l’embauche du fait de leur apparence. Parmi elles, les femmes le sont beaucoup plus que les hommes.

Par conséquent, les personnes grosses, et en particulier les femmes, sont plus pauvres que la moyenne de la population française. Gabrielle Deydier, l’autrice d’On ne naît pas grosse (Goutte d’or, 2017), raconte également une mère très mince mais complexée par son corps, des carences affectives, le diagnostic tardif d’un trouble hormonal qui la fait doubler de poids (avec toute la culpabilisation rattachée), et un rapport complexe à la nourriture, une famille pauvre puis une précarité persistante. « Quand j’étais auxiliaire de vie scolaire à Neuilly, les remarques sur mon poids me plongeaient dans une crise. » (p. 103). Usée par cet énième harcèlement grossophobe entretenant son hyperphagie, elle ne revient plus travailler et plonge « dans la déchéance » (p. 105). Elle a témoigné dans l’épisode « Obésité : une maladie de pauvre » de la série documentaire Place aux gros par Rémi Dybowski Douat, qui articule obésité, grossophobie, difficultés d’accès à l’emploi et à une nourriture de bonne qualité, ces quatre questions ne pouvant être pensées séparément. Récemment, elle a aussi sorti sur Arte son documentaire On achève bien les gros, adapté de son livre.

Daria se définit comme une « grosse queer » et n’éprouve pas de complexes ni de soucis dans sa vie intime. Mais elle confie avoir accepté dans le passé des relations avec des hommes négligents, inintéressants ou malhonnêtes parce qu’elle pensait ne pas mériter mieux en tant que femme grosse. Pour la même raison, Crystal s’était longtemps convaincue qu’elle allait « rester célibataire, mourir seule et être enterrée dans une fosse commune ». Le corps gros est soit désexualisé, soit fétichisé. Anouch donne comme exemple l’accueil moqueur d’une pharmacienne quand elle a eu besoin d’un test de grossesse : « Eh oui, figure-toi, Germaine, que j’ai des amants. […] L’angoisse quand j’ai réalisé que j’avais du retard… […] Comment en suis-je arrivée là ? Aucun gynéco n’a voulu me prescrire de pilule. […] L’une d’elles m’a dit que de toute façon, ça ne servait à rien, que je n’étais pas du genre à en avoir vraiment besoin. […] La dernière que j’ai vue m’a parlé d’une pilule qui pourrait me convenir… mais qui fait saigner tout le temps. […] “C’est pas comme si ça allait vous gêner plus que ça…” Je lui ai rappelé que j’étais en couple, ce à quoi elle a répondu : “Oh bah, il a l’air déjà bien ouvert comme garçon, faut lui expliquer, voilà tout.” Ah bon ? Ouvert parce qu’il est avec moi ? “Eh bien, alors, perdez du poids, et on en reparlera.” » (Gros n’est pas un gros mot, p. 92) Les corps gros contrarient aussi les algorithmes des réseaux sociaux, comme la DJ Leslie Barbara Butch en a fait les frais, avec la photo de son corps nu en couverture de Télérama censurée sur Instagram [tu pourras d’ailleurs retrouver son interview dans notre magazine papier]. Avant elle, Daria Marx avait subi la même censure sur Facebook à cause d’une photo d’elle nue, mais pas en infraction avec le règlement du site. Ce qui rend d’autant plus puissante la séquence du documentaire où on la voit se prélasser dans une baignoire mousseuse.

Daria Marx : ma vie en gros, réalisé par Marie-Christine Gambart, 2019. © Morgane Production

Les biais grossophobes des soignant-e-s génèrent des maltraitances médicales, des erreurs de diagnostic et de prise en charge. Lors d’une invitation à un colloque médical de réflexion sur l’obésité, Anouch, avec Gras Politique, raconte une expérience avec un médecin généraliste qu’elle ne connaissait pas et qui l’a jugée d’emblée sur son poids avec l’automatique « Faites-vous opérer », ainsi qu’un ophtalmologiste. Sans oublier un dentiste l’ayant « extrêmement mal soignée pour [la] punir car selon lui, [elle] mang[eait] mal », en lui arrachant une dent à vif, mal anesthésiée à cause de ses « grosses gencives ». « On a juste besoin d’être soigné-e-s comme tout le monde, et être entendu-e-s comme tout le monde. » Daria parle aussi d’une gynécologue qui l’a prise en charge de façon irrespectueuse car « dans [sa] caverne de gras, on n’y voit rien » : plutôt que d’admettre qu’elle n’arrivait pas à l’examiner faute de technique ou de matériel adaptés, elle a préféré l’insulter et la culpabiliser. Traumatisée depuis l’enfance par le cruel « elle va crever à 20 ans d’une crise cardiaque » d’un médecin, chaque douleur à l’épaule l’angoisse à l’idée de faire l’infarctus prédit par ce dernier. Une séquence du film montre un rendez-vous chez une praticienne pour la soulager de douleurs, preuve qu’il est possible de la part des soignant-e-s d’accueillir des patient-e-s gros-ses avec respect. « En France, il y a un vrai amalgame entre faire la guerre à l’obésité et faire la guerre à l’obèse. » D’autant plus que cette guerre ne prend pas encore en compte les véritables causes de l’obésité : la précarité, les violences et en particulier sexuelles, la génétique, les comorbidités (dérèglement hormonal, TCA, dépression).

« Changer les mentalités, ça prend du temps. » Les injonctions à correspondre aux normes de minceur, supposées être la seule condition pour être heureux-se, sont encore tenaces, alors qu’il est démontré que les régimes restrictifs « sont des échecs dans 95 % des cas. C’est-à-dire que 95 % des personnes qui essaient ces régimes finiront par reprendre le poids qu’elles ont perdu ». (Gros n’est pas un gros mot, pp. 63-64) Paradoxalement, il y a ce réflexe à la cantine ou en repas de famille de remplir de nouveau l’assiette des personnes grosses (« la poubelle de table » selon Daria), tout en les accusant de ne pas savoir contrôler leur appétit. Il est urgent de repenser notre rapport à la nourriture, pour qu’il ne soit plus punitif pour personne, ce qui permettrait de limiter le développement des troubles du comportement alimentaire.

 

Lutter contre la grossophobie

Daria Marx et Eva Perez-Bello ont fondé le collectif Gras Politique en 2016 pour militer contre les discriminations grossophobes systémiques, sous le prisme féministe et queer. L’association propose de nombreuses actions comme des cours de « yogras », des vide-dressing, des sorties à la piscine et les États généraux de la lutte contre la grossophobie le 14 janvier 2017. Elles ont publié en 2018 aux éditions Flammarion Gros n’est pas un gros mot : chroniques d’une discrimination ordinaire. Le succès de cet ouvrage leur a valu un article, et surtout leur photo en couverture de l’édition papier de Libération dans la foulée. Autre succès politique : le mot « grossophobie » est enfin entré dans le dictionnaire Robert 2019. Relevé pour la première fois dans l’ouvrage Coup de gueule contre la grossophobie (Ramsay) de la militante Anne Zamberlan en 1994 (fondatrice de l’association Allegro Fortissimo en 1989), ce mot est désormais validé dans le vocabulaire courant, et pas seulement militant. Cela contribue à visibiliser cet enjeu qui concernait en 2016 15,3 % de la population adulte en France, population qui augmente depuis 1975 (Gros n’est pas un gros mot, p. 16). Le collectif a aussi organisé son premier GROS Festival en 2019.

Le 8 octobre 2019, Agnès Buzyn a présenté la feuille 2019-2022 de la prise en charge de l’obésité par le ministère des Solidarités et de la Santé. Daria Marx l’a commentée sur Twitter comme n’étant pas assez pertinente : un recul de la chirurgie bariatrique, déjà critiquée par le chirurgien digestif belge Dr Marc Vertruyen, est notamment prévu. Mais selon elle, cette feuille  «  ne prend pas en compte les facteurs multiples et complexes de l’obésité abordés précédemment qui doivent être pris en charge ». Gras Politique n’y adhérera pas.

« Notre corps est un champ de bataille, déclare Daria Marx dans le documentaire. Nous réclamons un armistice, un peu de paix pour vivre heureux, et l’égalité pour avoir les mêmes droits et les mêmes chances. Et si vous nous croisez dans la rue, ne pensez plus que nous sommes fainéants ou idiots. Nous sommes comme vous : vivants. » Son combat continue, et il est temps que nous joignions nos forces à celles des militant-e-s qui luttent pour que chacun-e ait le droit d’exister librement.

 


Image de une : Daria Marx : ma vie en gros, réalisé par Marie-Christine Gambart, 2019. © Morgane Production