En 1887, la journaliste américaine Nellie Bly, pionnière de l’investigation, est engagée par le journal New York World afin d’enquêter sur le traitement des personnes internées au Blackwell’s Island Asylum. Dans son reportage, 10 jours dans un asile, elle nous transmet la mémoire de femmes enfermées sous prétexte d’hystérie. Un récit qui dénonce les conditions d’internement et nous interroge sur la manière dont la santé mentale des femmes est encore perçue aujourd’hui.

 

Nellie Bly a seulement 23 ans lorsqu’elle prépare son internement au Blackwell’s Island Asylum, situé sur Roosevelt Island, entre Manhattan et le Queens. Elle a accepté la mission de son rédacteur en chef, Joseph Pulitzer, propriétaire du journal New York World : réussir à infiltrer, en tant que patiente, cet asile psychiatrique aux pratiques opaques.

Le récit commence par la préparation de son rôle, qu’elle peaufine telle une comédienne, en vue de rendre son état psychique crédible aux yeux de la police, du juge et du médecin susceptibles de l’interner. Fort heureusement pour son entreprise, les préjugés de l’époque ont raison des difficultés éventuelles qu’elle pourrait rencontrer. Le mélange de pitié et d’absence de réticence à la conduire sur la voie de l’hôpital donnent un avant-goût de ce qu’elle trouvera une fois l’enceinte de l’asile pénétrée :

« Quelles drogues avez-vous prises ? demanda-t-il. – Je vous demande pardon ? fis-je, interloquée. J’ignore de quoi vous parlez. – Ses pupilles étaient déjà comme ça quand elle est arrivée à la pension. Elles n’ont pas changé depuis”, commenta Mrs Stanard. Je m’apprêtai à lui demander d’où elle tenait pareille information, mais me ravisai. « Elle a pris de la belladone », trancha le médecin. Pour la première fois de ma vie, je me félicitai d’avoir le regard myope. (p. 36)

Rapidement, elle constate avec effroi le degré d’insalubrité des lieux, le manque de nourriture, de vêtements, et le froid régnant dans les cellules et les pièces communes. Le compte rendu des maltraitances qu’infligent les infirmières – comme les bains glacés et autres humiliations – est déchirant : « L’eau était glaciale. J’insistai pour qu’on me laisse sortir [du bain], suppliai qu’au moins les autres patientes s’en aillent. Peine perdue ! Je fus forcée au silence pendant que la démente me récurait, je ne trouve pas de terme plus approprié » (p. 65). On ressent aussi la crainte que, peut-être, la journaliste pourrait ne jamais réussir à sortir de cette prison.

Nellie Bly fait en outre le constat qu’à partir du moment où elle est internée, chacune de ses paroles est invariablement interprétée comme un signe de sa prétendue folie. Elle peut ainsi complètement arrêter de jouer son rôle, sans que cela n’alerte ni les infirmières ni les médecins. La reportrice met ainsi au jour une machine terrible qui condamne ces femmes − souvent enfermées à tort, sous prétexte d’hystérie − à demeurer impuissantes face à leur sort :

Je conseille à ces mêmes experts qui m’ont envoyée à l’asile d’enfermer n’importe quelle femme en bonne santé et saine d’esprit, de la forcer à rester assise sur des bancs à dossier droit de six heures du matin à huit heures du soir, de la priver de lecture et d’accès au monde extérieur, de lui donner pour toute récompense des coups et une nourriture infecte, et de voir combien de temps cela prendra pour qu’elle devienne folle. Deux mois de ces mauvais traitements suffiraient à la transformer en loque humaine. (p. 76)

C’est un fait : on pathologise sans raison la personnalité des femmes, que l’on juge émotives et instables. Cela constitue un argument pour les mettre à l’écart dès lors qu’elles sont indociles et ne restent pas à la place qu’on leur a assignée. Leur frustration sociale, alors qu’elles ne peuvent profiter d’une indépendance réelle, est interprétée comme le symptôme d’un trouble nerveux ou d’ordre sexuel.

L’enquête de Nellie Bly est révélatrice d’une époque où la lutte des classes s’exprime également à travers l’hospitalisation psychiatrique de masse. On enferme celles qui n’ont pas le privilège de recourir à des thérapies aussi tâtonnantes que pétries de préjugés, comme l’hypnose ou la psychanalyse. Selon Anne-Charlotte Husson, doctorante en sciences du langage, « quand on parle de la colère des femmes ou des féministes, on la ramène souvent à la question de l’hystérie. Cette parole ne serait donc pas rationnelle parce qu’elle serait ancrée dans l’émotion ». Ce contrôle sur le corps et les émotions des femmes a été l’une des raisons d’être des luttes féministes, tout au long du siècle suivant.

Par le courage de son engagement, la reportrice a mis des visages, des vies sur la masse anonyme des femmes enfermées dans les asiles psychiatriques. Les amitiés qu’elle noue avec celles-ci nous permettent de nous projeter et d’entrer en empathie avec elles, de comprendre ce qu’elles subissent.

En 1887, aux États-Unis, les motifs (soi-disant) justifiant l’internement des femmes sont légion, et beaucoup d’entre eux sont abusifs, voire tout bonnement incroyables : jalousie, intérêt pour la politique ou les études, masturbation, asthme, et même lecture de romans, tous les moyens sont bons pour se débarrasser des moins dociles. Comme le raconte Nellie Bly à la fin de son ouvrage, son investigation fut suivie d’une enquête du grand jury de New York, et l’organisation des hôpitaux de Blackwell’s Island remaniée selon les recommandations de la journaliste. La commission des budgets de la ville leur octroya également 1 million de dollars supplémentaires. Mais son œuvre interroge malgré tout sur la dangerosité et la persistance de préjugés misogynes concernant les femmes et la santé mentale, encore bien trop ancrés dans les mentalités aujourd’hui. Pour ne citer qu’un exemple, l’idée d’une « hystérie » exclusivement féminine et qui serait liée aux déplacements de l’utérus a fini par être questionnée à la fin du XIXe siècle, mais présente toujours un certain attrait pour ceux (et celles…) qui voudraient décrédibiliser les femmes et leurs luttes. En effet, il n’est pas rare de se faire traiter de folles ou d’hystériques lorsque l’on ose pointer du doigt une injustice ou un comportement déplacé.

Pour ne rien arranger, si les femmes se réapproprient de plus en plus leur histoire, leurs droits et leurs émotions (comme la colère), notre santé reste néanmoins soumise aux injonctions patriarcales et capitalistes. Et quand il s’agit de santé mentale, les tabous persistent, et nous nous retrouvons isolées face au système. Quel sens et quelle valeur sont donnés à nos vies, à nos personnalités dans ce monde heurté, encore en proie aux pires inégalités ? Des décennies après l’enquête de Nellie Bly, nous ne pouvons que constater les changements qui ont eu lieu. Pourtant, la mémoire de ces femmes enfermées reste vivace, comme un écho à nos propres vécus.

10 jours dans un asile Couverture du livre 10 jours dans un asile
Sous-Sol
22/10/2015
128
Nellie Bly
Hélène Cohen
14 €

Engagée au New World du célèbre Joseph Pulitzer, Nellie Bly se voit confier une mission pour le moins singulière : se faire passer pour folle et intégrer un asile psychiatrique pour femme, le Blackwells Island Hospital à Roosevelt Island, New York. Intrépide, courageuse et soucieuse de dénoncer les conditions de vie des laissés-pour-compte, Nellie Bly accepte le défi et se fait alors passer pour une malade.