Dans son essai La Maladie comme métaphore (1979), l’autrice américaine Susan Sontag décortique les mythes et les fantasmes autour du cancer, afin de les déconstruire, car ceux-ci font peser sur les patient-e-s une responsabilité et une culpabilité, en même temps qu’ils représentent la maladie comme le mal incarné. Pauline te présente ici les points essentiels de cette analyse toujours d’actualité.

 

Tu l’as peut-être remarqué, les journalistes, politiques ou encore auteurs-rices résistent mal à l’utilisation d’une figure rhétorique singulière pour désigner les maux de la société : la métaphore pathologique. Sensationnelle autant que dangereuse, elle a le visage de son époque et des peurs qu’elle charrie. Vocabulaire de guerre, image romantique ou représentation diabolisée, elle est protéiforme, mais surtout, mutante selon les besoins idéologiques.

Susan Sontag a écrit sur la photographie, le style « camp » ou encore la guerre. Elle-même touchée par trois cancers (un cancer du sein en 1975, un sarcome utérin en 1998, et une leucémie qui l’emporta en 2004), elle en parle dans son essai La Maladie comme métaphore, publié dans sa version originale sous le titre Illness as Metaphor en 1978, et traduit en français aux éditions Christian Bourgois en 1979. Ce livre décortique les mythes autour de la tuberculose et du cancer en s’appuyant sur des exemples hétéroclites, de Freud à Machiavel, en passant par Baudelaire. L’écrivaine analyse ainsi les fantasmes attachés à ces maladies, fardeau pour les concerné-e-s et outil politique délétère. Dans une logique de déconstruction des représentations de la maladie initiée avec un article explorant Journal du cancer d’Audre Lorde, plongeons-nous dans quelques points essentiels de l’analyse de cette pathologie par Susan Sontag.

 

Candidat idéal à la métaphore

Tout d’abord, précisons les termes : qu’est-ce qu’une métaphore pathologique, et surtout, comment se construit-elle ? Dans un premier temps, les peurs profondes d’une société sont identifiées à la maladie, qui devient métaphore. Ces craintes sont alors greffées sur d’autres éléments : la métaphore pathologique devient adjectif, employée comme épithète pour qualifier ce qui est abject ou déviant. Ces significations viennent, à rebours, charger la maladie d’un poids symbolique. L’objectif de Susan Sontag est de détricoter l’apparat erroné, et souvent mortifère, que revêtent certaines maladies, de les démystifier. Pour elle, charger une pathologie d’un sens qui la dépasse représente une double peine pour les malades : au-delà des conséquences parfois terribles de ces affections, le ou la malade tombe sous le coup de l’univers morbide (et parfois, culpabilisant) qu’il porte.

Mais pourquoi certaines maladies, précisément, sont-elles plus sujettes à la métaphore ? Ce qui les caractérise, c’est d’abord le mystère de leur origine : le cancer est multifactoriel et les raisons de son apparition chez certaines personnes plutôt que d’autres sont encore méconnues (maladie énigmatique donc, comme la tuberculose, avant que son étiologie devienne claire). Sont ainsi tenus comme responsables les facteurs les plus divers, tels les agents « cancérigènes » (cigarettes, pesticides, amiantes, particules fines, teintures capillaires…), les virus et bactéries (le papillomavirus par exemple, responsable du cancer du col de l’utérus), les radiations, le soleil, les combinaisons génétiques (le gène BRCA1 entraîne un risque supérieur à 70 % de développer un cancer du sein ou de l’ovaire) ou encore l’abaissement des défenses immunitaires. Le cancer est donc une maladie idéale pour les interprétations grossières et opportunistes, le socle adéquat pour incarner métaphoriquement tout ce que l’on estime être détraqué sur le plan moral ou social, car on peut lui faire dire tout… et n’importe quoi.

Contrairement aux épidémies, comme la peste ou la lèpre (représentées comme des punitions divines s’abattant sur des communautés entières), le cancer est une affection qui frappe un-e individu-e, qui singularise. C’est une maladie du soi, vécue comme une forme de grossesse diabolique dont on ignore l’origine. Ainsi, la particularité des mythes attachés aux maladies dites modernes (tuberculose hier, cancer aujourd’hui) est l’inclination à penser que certaines personnalités seraient plus susceptibles de les contracter. Pour le cancer, ce serait le caractère – parce qu’il n’a pas pu s’exprimer – la cause de la maladie, le terreau de son expansion. Selon cette théorie fumeuse, diffusée notamment par le médecin et psychiatre Wilhelm Reich (et vivement critiquée par Susan Sontag), le ou la malade serait responsable de ses maux, car il ou elle aurait réprimé son énergie vitale. Il définit le cancer comme « une maladie faisant suite à la résignation émotionnelle, un rétrécissement bioénergétique, un abandon de l’espoir » (p. 31). Il explique d’ailleurs le cancer de Freud par son mariage malheureux : « Il menait une vie de famille très calme, tranquille, comme il faut, mais il ne faisait aucun doute qu’elle était loin de le satisfaire sur le plan sexuel. Sa résignation et son cancer en furent la preuve évidente » (p. 32). Ces théories véhiculées sur le cancer, androcentrées, étaient − sans surprise − souvent empreintes de sexisme. Celui-ci est ainsi vu comme une forme d’autopunition ; il incarne la honte attachée à une maladie provoquée, pense-t-on, par le refoulement des émotions. C’est l’esprit qui trahit le corps, ou bien le corps qui trahit les sentiments. Susan Sontag cite aussi le psychiatre américain Karl Menninger : « La maladie est pour une part le dommage que cause le monde à ses victimes ; mais pour une part bien plus grande, elle est ce que la victime a fait du monde qui lui était donné et d’elle-même » (p. 59).

Au-delà du sentiment de faute qu’introduit cette vision dans l’esprit des malades, ces théories sont dangereuses car elles invitent à chercher les causes de son affection au sein de sa personnalité ou de sa biographie, et donc à se détourner d’un traitement médical efficient. Selon Sontag, l’explication psychologique sape la « réalité » d’une maladie, sa matérialité, sur laquelle les patient-e-s n’ont en fait que peu de prise. Elle est une forme de spiritisme sublimé, une volonté de contrôle ou de justification d’un phénomène qui, actuellement, n’offre pas d’explication suffisante. La théoricienne rappelle ainsi ceci : si le stress ou des traumatismes personnels peuvent en effet impacter le système immunitaire et l’affaiblir, la logique d’un caractère prédisposé à certaines maladies n’est en aucun point prouvée scientifiquement (et, disons-le, complètement délirante).

Pour l’autrice, cette culpabilisation des malades ajoute à la honte. Le cancer est une maladie qui n’épargne aucune partie du corps et touche même (et souvent) les organes dont on n’admet l’existence qu’avec gêne : colon, vessie, rectum, sein, utérus, prostate, testicules… Cette pathologie représente ainsi, dans l’imaginaire collectif, la mort elle-même, particulièrement effroyable de surcroît, et est donc perçue « comme obscène au sens original du terme, c’est-à-dire de mauvais augure, abominable, répugnante, offensante pour les sens » (p. 15). Les concerné-e-s n’osent pas forcément en parler en société, de peur des conséquences sociales et économiques. Le cancer restant caché, il est d’autant plus aisé d’y apposer les clichés les plus lunaires.

 

Le mal incarné qui justifie des moyens extrêmes

Lorsque l’on ne le psychologise pas à outrance, le cancer joue le rôle d’un ennemi intérieur particulièrement fourbe : on ne se rend généralement compte de sa présence que lorsqu’il a atteint un stade avancé. On dit de lui qu’il est « malin », comme doté d’une stratégie propre, insidieuse et perverse :

Tel qu’il est compris, le cancer doit être traité avec d’autres méthodes, avec une brutalité admise. Comme le souligne une plaisanterie courante dans les milieux hospitaliers, entendue aussi souvent dans la bouche des médecins que dans celle des malades, « le traitement est pire que la maladie ». Pas question de choyer le malade. Son corps étant soumis à ce que l’on juge être une attaque (une « invasion »), le seul traitement consiste à contre attaquer. (pp. 78-79)

Ainsi, on parle de la maladie en des termes militaires : les cellules cancéreuses « envahissent » le corps à partir de la tumeur, elles « colonisent » les zones éloignées en installant d’infimes avant-postes (« micro-métastases »). Les « défenses » du corps sont rarement assez fortes pour combattre l’ennemi. Les traitements reprennent quant à eux le vocabulaire des armes : la radiothérapie fait appel à des images évocatrices de guerre aérienne ; les patient-e-s sont « bombardé-e-s » de rayons toxiques ; la chimiothérapie, elle, a le droit à l’arsenal de la guerre chimique, poisons à l’appui. Le traitement a pour objectif de « tuer » les cellules cancéreuses (sans tuer pour autant, si possible, le ou la patient-e). Une déclaration de guerre (totale) dont la fin justifie les moyens, face à ce qui est décrit comme l’ennemi ultime.

Il est comme l’assassin qui se cache. En attendant de vous frapper. Ce sont les femmes sans enfants qu’il guette ; Et aussi les hommes qui cessent de travailler ; Un peu comme s’il fallait une issue. À leur feu créateur détourné. (p. 61)

Bien que le poète et essayiste britannique du XXe siècle W. H. Auden, cité ci-dessus par Susan Sontag, écrive noir sur blanc « que personne n’en connait la cause », il appose au cancer des stéréotypes, exposant en filigrane les injonctions de l’époque : un rappel à l’ordre moral, pour les femmes à faire des enfants et pour les hommes à travailler. John Adams, ancien président des États-Unis, écrivait par exemple dans son journal en 1772 : « Le corps du peuple semble épuisé par la lutte, et la vénalité, la sénilité et la prostitution le dévorent et prolifèrent comme un cancer » (p. 97). Ici, la métaphore est révélatrice de la peur d’un monde dont les fondations s’écrouleraient, d’un peuple enclin à la débauche et dont les valeurs traditionnelles s’étioleraient. Elle permet de cibler ce qui est considéré comme détraqué dans une société et de lui associer des forces particulièrement féroces et obscures. La métaphore pathologique est un outil pour exclure, différencier, polariser : le bien, le vertueux, le souhaitable d’un côté ; le mal, l’étranger, le corrupteur de l’autre. Son utilisation encourage le fatalisme et justifie des mesures extrêmes —  tout en renforçant l’idée largement répandue que cette maladie est obligatoirement mortelle.

Selon la théoricienne, nous sommes à la recherche d’images capables d’incarner le mal absolu, et celle du cancer est la plus radicale, donc la plus dangereuse. Les discours nationalistes et racistes sont ainsi friands des récits de corruption intérieure : le scénario de la maladie, où des cellules, déviantes et prolifiques, attaquent le corps de l’intérieur et détruisent les cellules saines, est donc une image toute trouvée pour accentuer leur idéologie. L’autrice montre que l’utilisation de ces « effets de style » n’est pas innocente et que les métaphores liées au cancer portent intrinsèquement l’idée du génocide. Elle prend l’exemple du premier écrit politique d’Hitler en septembre 1919, qui accusait les juifs-ves d’être à l’origine « d’une tuberculose raciale parmi les nations » :

Mais les nazis modernisèrent vite leur rhétorique et les métaphores attachées au cancer servaient nettement mieux leurs objectifs. Tout au long des années trente, les diatribes sur le « problème juif » répétèrent que, pour soigner un cancer, l’on doit ôter une bonne partie du tissu sain qui l’entoure. L’imagerie propre à cette maladie permit aux nazis de prescrire la solution « radicale », par opposition au traitement « en douceur » que réclame la tuberculose – toute la différence entre les sanatoriums (l’exil) et la chirurgie (les fours crématoires). (pp. 100-101)

Susan Sontag expose la singularité et la puissance des stéréotypes sur le cancer et ce qu’ils révèlent de la société. Bien qu’aucune ligne de cet ouvrage ne reprenne son expérience personnelle, nous sentons à chaque phrase sa volonté de dynamiter les spectres lugubres entourant la maladie pour en éclairer la réalité, à laquelle elle a été brutalement confrontée. Alors, démystifions : parlons de cette pathologie, de sa violence certes, mais également des nuances selon les stades et les organes touchés. Voyons le cancer pour ce qu’il est : une maladie, et non l’incarnation du mal absolu. Ne stigmatisons pas les malades, accompagnons-les. Donnons les moyens au personnel soignant d’informer correctement les patient-e-s, de ne pas les laisser esseulé-e-s et dans l’incompréhension de leur affection, vulnérables alors à ces images truquées. Enfin, ne soyons pas dupes face aux amalgames grossiers portés par ces métaphores, souvent synonymes de méconnaissance et de peur de l’autre.

Et, puisqu‘il serait difficile d’apposer à cette analyse une meilleure conclusion que celle de l’autrice, quittons-nous sur les derniers mots, clairvoyants, de ce brillant essai : « Nos idées sur le cancer et les métaphores que nous avons plaquées sur lui servent trop à convoyer les vastes insuffisances de notre culture, nos attitudes superficielles à l’égard de la mort, nos angoisses en matière de sentiment, nos réactions impatientes et insouciantes à l’égard de nos vrais « problèmes de croissance », notre incapacité à construire une société industrielle avancée qui règle convenablement la consommation, et nos peurs justifiées devant le cours chaque jour plus violent de l’histoire. La métaphore du cancer deviendra périmée, je le prédis, bien longtemps avant que les problèmes qu’elle a su refléter avec tant de force de persuasion soient, eux, résolus » (pp. 105-106).

 


Toutes les citations proviennent de l’édition française de La Maladie comme métaphore, publiée chez Seuil en 1979 et traduite par Marie-France de Paloméra.


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La maladie comme métaphore Couverture du livre La maladie comme métaphore
Christian Bourgois Editeur
5/11/2009
231
Susan Sontag
Marie-France de Paloméra, Brice Matthieussent
7,10 €

En 1978, à partir de métaphores suscitées par le cancer, Susan Sontag analyse aussi bien les sources médicales et psychiatriques que les textes littéraires de l'Antiquité aux temps modernes, de Keats Dickens, Baudelaire, James Mann, Joyce, Mansfield et Auden. Elle démystifie les fantasmes idéologiques qui démonisent certaines maladies et, par extension, culpabilisent les malades. Dans un second essai, écrit dix ans plus tard, Susan Sontag souligne à quel point le sida a réactivé le spectre de l'épidémie dont le monde moderne se croyait débarrassé.