Aux États-Unis, après la Seconde Guerre mondiale, l’apparition d’une classe moyenne a entraîné une désertification des zones rurales au profit de zones urbaines et périurbaines : les fameuses « suburbs ». Véritable idéal du rêve américain, ce type de quartiers incarne dans l’imaginaire collectif le but ultime pour une vie de famille réussie, où la place des femmes est au foyer. Il est alors intéressant d’analyser comment certaines séries ont participé à la diffusion de cet idéal, tout en le subvertissant peu à peu.

 

La pop culture permet bien souvent de figer des moments sociaux en images. Et pour vraiment saisir l’impact de cet imaginaire des suburbs, le mieux est encore d’observer les séries télévisées américaines. Il est ainsi intéressant d’analyser les représentations sociales de ces banlieues, les stéréotypes qui s’y trouvent, et d’en mesurer l’impact sur la société. Dans les années 1950, le rebond économique aux États-Unis a favorisé la diffusion d’un idéal urbain communément associé au rêve US. Celui-ci a donc été largement traité dans des séries TV, lesquelles sont bien souvent le reflet de l’époque à laquelle elles ont été créées, ou une réflexion actuelle via la mise en scène du passé.

Socialement, le modèle largement projeté par ces endroits si caractéristiques de la culture étasunienne est avant tout familial : la maison aux « white picket fences » (clôtures blanches), le jardin, le chien, le mari qui travaille, les enfants (deux, en principe : un garçon et une fille) qui vont à l’école, et la femme… au foyer la plupart du temps. Cet idéal représente une version lissée et fantasmée d’une certaine Amérique du Nord, bien loin de la réalité de nombreuses personnes, et effaçant les sacrifices qui y sont associés. À quoi celui-ci renvoie-t-il réellement ? À quelle vision de la société occidentale souscrit-il ? Pourquoi, soixante-dix ans plus tard, cette image demeure-t-elle ? Les séries télévisées se contentent-elles d’encourager une certaine vision hétéropatriarcale, blanche et genrée de la société occidentale capitaliste, ou bien peuvent-elles au contraire la subvertir en participant à l’émancipation de leurs protagonistes féminines ?

 

De l’émancipation des femmes au foyer…

L’ère des séries télévisées américaines a commencé dans les années 1950 avec I Love Lucy (1951-1957), première sitcom de l’histoire de la télévision, lancée sur la chaîne CBS. Le personnage principal du show, Lucy Ricardo (incarnée par Lucille Ball), délaisserait volontiers sa cuisine et son intérieur pour réussir sous les feux de la rampe. Pourtant, bien qu’elle habite cette grande ville qu’est New York, elle ne peut prendre possession de l’espace public, majoritairement réservé aux hommes. L’ennui qu’engendre pour elle ce statut de femme au foyer se retrouve souvent au cœur de l’intrigue, soulevant la question de l’occupation dudit espace public par les femmes, et du droit de celles-ci à exister à l’extérieur du foyer et du ménage.

Parmi les séries contemporaines, Desperate Housewives (2004-2012) fut quant à elle l’une des premières à porter au cœur de sa diégèse des femmes au foyer. Les désormais célébrissimes Bree Van de Kamp (Marcia Cross), Susan Mayer (Teri Hatcher), Lynette Scavo (Felicity Huffman) et Gabrielle Solis (Eva Longoria) nous ont montré durant huit saisons que l’image de la ménagère américaine parfaite – tablier, permanente, ligne fine, blanche et toujours en cuisine – ne sert désormais plus sa fonction de base. Si, en surface, on aime à représenter un pays harmonieux, uni autour d’une famille nucléaire, hétéronormée et traditionnelle, Desperate Housewives pose un regard critique et subversif sur ce fantasme. D’ailleurs, ces femmes complexes et nuancées dérogent parfois à la définition de la femme au foyer : Susan est mère célibataire et illustre des livres, et Lynette, dès la fin de la première saison retourne au travail, confiant le foyer à son mari. De plus, les deux travailleuses sont souvent montrées comme négligées et dépassées. Ce sont finalement Bree et Gabrielle qui correspondent le plus aux stéréotypes de la femme au foyer, que cette figure soit considérée comme vertueuse ou immorale.

Desperate Housewives, créée par Marc Cherry, 2004-2012. © ABC

Bien que l’histoire se concentre principalement dans la banlieue en apparence tranquille de Wisteria Lane, les intrigues se succèdent, toutes plus invraisemblables les unes que les autres. Elles déconstruisent peu à peu le mythe d’une femme au foyer parfaite et toujours cloîtrée chez elle à attendre que son époux rentre du travail. Une véritable sororité naît entre ces femmes, que l’on voit davantage ensemble qu’avec leurs maris respectifs, ceux-ci se trouvant relayés au second plan. Mais cette sororité a des limites bien concrètes : pour mériter le soutien de ces femmes, il faut se conformer à leurs normes. Ce qui n’est pas le cas d’Eddie Britt (Nicollette Sheridan). Un peu trash et n’aspirant pas à une vie de famille modèle, Eddie est célibataire, sans enfant et sulfureuse. Si elle leur fait parfois des coups bas, ses voisines le lui rendent bien en l’écartant fréquemment du soutien qu’elles se prodiguent entre elles et en la cataloguant : n’est respectable que celle qui se comporte comme elles.

Un brushing impeccable, un tablier en coton imprimé, un maquillage discret mais toujours soigné : cette image semble, à l’ère de la Peak TV, s’essouffler peu à peu. Cela s’explique par la réalité de notre époque et par l’effondrement du rêve américain – allant de pair avec l’effondrement théorisé du capitalisme. Le bouleversement qu’entraînait la représentation de ces stéréotypes se ressent dès lors bien moins qu’auparavant. Le voile qui ne laissait entrevoir qu’une perfection inatteignable se lève progressivement sur de nouveaux personnages féminins aux histoires personnelles complexes, qui réfléchissent, s’unissent, et qui s’élèvent ensemble au-delà des murs de leurs habitats afin d’occuper les espaces publics et de devenir plus visibles.

À l’instar de Desperate Housewives, la série Weeds (2005-2012), créée par Jenji Kohan et diffusée sur Showtime, nous conte l’émancipation d’une femme au foyer (Mary-Louise Parker), après la mort de son mari. Le mot « weed » signifie deux choses : « cannabis » et « mauvaise herbe ». Pour subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille, Nancy Botwin choisit de vendre du cannabis à ses voisin-e-s fortuné-e-s de la banlieue d’Agrestic, en Californie. Progressivement, celle que l’on ne voyait d’abord que chez elle, puis dans les limites de son quartier, est amenée à en sortir et à voyager, au fur et à mesure que sa notoriété ainsi que les risques qui l’accompagnent grandissent. Comme son activité est illégale, Nancy demeure officiellement femme au foyer. Pourtant, sa réalité est tout autre.

Associer l’image des housewives à celle de délinquantes semble bien loin de I Love Lucy. Mais les secrets et les faux-semblants libèrent ces femmes de leur condition. Bien qu’elles ne revendiquent aucunement un changement de statut, elles aspirent à autre chose. Souvent, c’est également pour elles une façon de chercher l’égalité dans leur couple. Ici, la caméra et le scénario les mettent en avant et tendent à valoriser leur émancipation.

 

… à celle de toutes les femmes ?

Voir des femmes dans leur quotidien implique de remettre en question cette image de perfection largement véhiculée par l’imaginaire des suburbs. Celles-ci dévoilent leurs défauts, leurs désirs insoupçonnés, leur face cachée. Ce sont d’ailleurs des traits que les spectateurs-rices retrouvent bien souvent dans leur propre personnalité ; c’est un moyen de rassurer, de montrer une diversité de situations auxquelles les femmes peuvent s’identifier plus facilement, mais aussi d’éduquer le regard des téléspectateurs et téléspectatrices à observer de façon critique, à l’aide d’un format désormais accessible à tou-te-s, la société dans laquelle ils et elles évoluent.

This Is Us, créée par Dan Fogelman, depuis 2016. © NBC

This Is Us (depuis 2016), diffusée sur NBC, dépeint la vie d’une famille depuis les années 1970 jusqu’à nos jours. La mère (Mandy Moore), femme au foyer, joue un rôle central, et une certaine réflexion est engagée, à travers son personnage, sur le concept de la famille nucléaire « ordinaire » ainsi que sur l’oppression des minorités. Partant de l’image d’une famille aimante et unie − si parfaite que les spectateurs-rices peuvent peiner à s’y retrouver −, la série glisse progressivement de l’achèvement du rêve américain à l’effondrement du château de cartes. On comprend que Rebecca, mère et épouse idéale, a abandonné son rêve de devenir chanteuse pour devenir femme au foyer. À la suite de cette révélation, l’histoire de cette famille se dévoile dans toute sa complexité, car celle-ci évolue aussi dans une société américaine qui s’écroule. This Is Us doit en effet être analysée avec le contexte historique et social de son récit. Il n’est pas question, comme pour les femmes de Desperate Housewives, de montrer une image subversive de Rebecca, mais son personnage n’en reste pas moins complexe, d’autant que la notion de sacrifice, et parfois d’abnégation, joue un rôle essentiel dans la construction de cette famille typique de l’idéal américain.

Par la suite, 2017 a vu la sortie consécutive de deux séries ayant pour protagonistes des femmes au foyer : The Marvelous Mrs Maisel et Big Little Lies. La première relate l’histoire de Miriam (Rachel Brosnahan) jeune new-yorkaise juive et aisée, qui voit son époux (Michael Zegen) — après quatre ans de mariage et deux enfants —, la quitter pour sa secrétaire. Alors que Joel voit son rêve de devenir comédien de stand-up s’écrouler, elle décide le soir même de monter sur la scène qui a vu échouer son mari pour y raconter publiquement ce qu’elle vient de vivre. Cette première performance se termine par un scandale, mais déclenche l’hilarité, car Miriam est une comédienne hors pair. The Marvelous Mrs Maisel reprend certains éléments du scénario de I Love Lucy, sauf qu’ici le personnage principal découvre sa passion et essaie d’en vivre en tant que mère célibataire, ce qui, replacé dans le contexte des années 1950 de la série, est très subversif. Cette protagoniste, emplie d’une force extraordinaire, parvient à exister pour elle-même et non en rêvant de prince charmant.

The Marvelous Mrs Maisel, créée par Amy Sherman-Palladino, depuis 2017. © Amazon Video

Dans un registre plus sombre, c’est également ce que met en scène Big Little Lies, dans laquelle plusieurs mères de famille se lient d’amitié et dont les vies, en apparence si lisses et parfaites, deviennent le théâtre d’une suite d’événements tous plus dramatiques les uns que les autres. Cette série fut d’ailleurs l’une des premières à aborder le thème des violences conjugales de manière aussi poussée et complexe, en particulier au sein des classes sociales aisées. À l’aube du mouvement #MeToo, ce profond lien entre elles va révéler leur force et leur détermination, réussissant à amplifier les voix des victimes et à égratigner le tabou des violences sexuelles et conjugales.

Ainsi, depuis leurs débuts, les séries n’ont eu de cesse de représenter des femmes – majoritairement blanches – qui restaient dans leur foyer. Pendant longtemps, c’est bien là le seul rôle qu’elles pouvaient d’ailleurs espérer avoir, puisque les personnages importants et ambitieux étaient toujours des hommes. L’évolution des représentations de ces dernières années a néanmoins permis à de nombreuses femmes de s’identifier à des personnages différents, complexes, vivant des situations difficiles, et qui tentaient de trouver un peu de liberté dans une société qui n’aspirait qu’à les limiter.

Desperate Housewives a indéniablement marqué un tournant décisif, montrant que ses protagonistes pouvaient être animées de désirs et d’ambitions. Au fil du temps, on a vu apparaître sur nos écrans des femmes plus assurées, plus vraies, de moins en moins recluses chez elles. Désormais, ces personnages sont multiples, plus éloignés de l’image en apparence épurée de la femme au foyer, même si la réalité dépeinte est bien souvent celle d’une Amérique dont l’idéal féminin reste majoritairement blanc. L’évolution des représentations est pourtant en cours, et Good Girls (depuis 2018) est l’un des exemples les plus récents de ce tournant. La multiplication des contenus permettant de présenter des parcours de vie pluriels est le reflet d’une société américaine en constante mutation. Aujourd’hui, il semble que les séries permettent plus qu’une simple identification : c’est d’une totale prise de pouvoir des femmes sur leur vie dont il est désormais question.

 


Image de une : I Love Lucy, créée par Jess Oppenheimer, Madelyn Pugh et Bob Carroll Jr, 1951-1957. © CBS Photo Archive/Getty Images