Rencontre avec le bédéiste américain Anders Nilsen, dont l’ouvrage Fin, originellement paru en 2007 outre-Atlantique, vient d’être publié en France aux éditions Atrabile.

 

Entrer dans le monde d’Anders Nilsen ne laisse personne indifférent. Immédiatement, le regard se retrouve confronté à un trait de feutre caractéristique, à une écriture singulière. La poésie envahit chaque case. La philosophie se brode au fil des pages.

Dans Big Questions, livre dont la gestation dura quinze longues années, l’auteur fait discuter des oiseaux, un peu fatigués de ne manger que des graines toute la journée. Ils s’interrogent sur le sens de la vie, la religion et leur présence sur Terre. Une fable anthropomorphico-philosophico-contemporaine qui initie brillamment à l’univers étrange et remarquable d’Anders Nilsen. Grâce au merveilleux travail de la maison d’édition de bandes dessinées L’Association, Big Questions est disponible en France depuis 2012 dans une publication de très belle facture. En 2015, ce sont les éditions Atrabile qui décident de partager les créations du dessinateur au lectorat français, avec la parution de Fin, sorti en 2007 aux États-Unis chez Drawn and Quarterly.

Installé à Minneapolis, Anders Nilsen ne se lasse pas de remplir ses carnets de croquis, source première de toutes ses idées d’écrits illustrés. En plus de son groupe d’écrivain-e-s et dessinateurs-rices The Holy Consumption, il partage régulièrement des billets sur son blog personnel et continue d’être édité de l’autre côté de l’Atlantique. Comme beaucoup d’autres auteurs et autrices aux USA, Anders Nilsen a débuté en s’autoéditant, un système qu’il utilise encore aujourd’hui de temps à autre lorsque les circuits classiques d’édition lui semblent trop formatés pour ce qu’il fait. Aussi cofondateur du festival de BD, d’art et de culture indépendants Autoptic, qui se déroule chaque année à Minneapolis, l’homme œuvre infatigablement à la démocratisation d’un mouvement dont il fait lui-même partie.

Les bandes dessinées d’Anders Nilsen sont touchantes, et aussi très intimes. Elles content des histoires qui lui sont personnelles, parfois très douloureuses comme pour Fin, dont il aspire l’essence afin de la ressortir métamorphosée, à grande échelle. Une belle façon de réfléchir aux questionnements de l’existence, aux concepts philosophiques qui parfois nous dépassent – et apparaissent dans ses récits incroyablement abordables. Ses personnages, qu’ils soient humain-e-s ou tétrapodes ailés, discutent avec la mort – et les mort-e-s – de la nature, de l’autre et souvent d’eux-mêmes.

Ouvrir l’une des bandes dessinées d’Anders Nilsen, c’est ouvrir la voie à de nouvelles réalités, et accepter leur tangibilité sans protester. L’expression neuvième art prend alors tout son sens. Rencontre.

 

Avant que l’on parle de ton livre, Fin, peux-tu me dire d’où tu viens ?

Mon père était un artiste, un tailleur de pierres. Ma mère, elle, était libraire et autrice. Ils se sont séparés quand j’étais très jeune… J’ai donc grandi en partageant mon temps entre une vie rurale dans les montagnes avec mon père – qui avait construit sa maison lui-même – et une vie à la ville, à Minneapolis, dans le nord du Midwest américain.

Mes beaux-parents étaient tous les deux enseignants. J’ai donc été entouré de livres de toute sorte en grandissant. L’art, l’écriture et les idées étaient appréciés autour de moi, d’une manière probablement peu commune aux USA. Le skate et le design avaient aussi une grande importance à mes yeux. Mes parents étaient des personnes assez politisées, mon beau-père en particulier, ce qui m’a beaucoup influencé.

 

Pourquoi dis-tu que « l’art, l’écriture et les idées étaient appréciés d’une manière probablement peu commune aux USA » autour de toi ?

Parce qu’en vieillissant, j’ai compris à quel point mon enfance avait été atypique. Mes parents faisaient partie du corps civil de paix en Éthiopie en 1968, juste avant la révolution qui a eu lieu là-bas. Cette expérience les a fortement marqués. Ils étaient très impliqués dans la contre-culture quand ils en sont revenus. Ils ont rejoint une communauté à San Francisco pour ensuite partir avec l’intention de s’installer dans la nature sauvage. La communauté s’est effondrée, mais mon père a tout de même construit sa propre maison octogonale, bâtie sur le flanc d’une colline du New Hampshire, en utilisant principalement des pierres et des arbres qu’il trouvait sur place.

Sa femme cultive encore la plupart de la nourriture qu’ils consomment et quand j’étais gamin, nous n’avions pas de télévision et vivions à des kilomètres de la ville la plus proche.

La maison de son père, Carnet de croquis d'Anders Nilsen ©

La maison de son père, Carnet de croquis. © Anders Nilsen.

À Minneapolis, quand j’étais enfant, mon beau-père était marxiste, et la politique radicale était discutée régulièrement aux repas. Ma mère avait quant à elle des connexions au sein d’un petit groupe actif de libraires radicaux-ales qui aidaient à démocratiser les arts mineurs et les publications politiques. Des sujets auxquels la plupart des enfants ne sont pas confrontés si jeunes. Avec du recul, ce qui me semblait naturel en grandissant n’avait finalement rien de typique.

 

Dans un premier temps, je dois te confesser que Fin m’a bouleversée. C’est une œuvre magnifique, personnelle, poétique, douce-amère et abstraite. Je sais que le livre a été publié il y a longtemps aux USA, mais malheureusement – ou heureusement –  il est seulement disponible en France depuis octobre 2015. Je te prie de m’excuser si mes questions te ramènent à une période difficile de ton passé.

Je suis heureux de parler du livre et des événements qu’il traite. Le sujet est sombre d’une certaine manière, mais comme tu le dis, le temps a passé pour moi, et je pense qu’il y a quelque chose de bénéfique à en parler ouvertement. « Pour le meilleur ou pour le pire », tout le monde y fait face à un moment de sa vie. Ça fait partie de l’existence. Et ce n’est généralement pas traité dans la culture mainstream américaine de manière constructive.

Fin, par Anders Nilsen, 2015. © Atrabile

Fin, par Anders Nilsen, 2015. © Atrabile

 

Selon toi la culture mainstream aux USA n’aborde pas correctement des sujets comme le deuil, la tristesse et la solitude ? Pourquoi penses-tu que la mort est plus facilement abordée dans les arts et la culture ?

Je crois que la manière dont on traite la mort et le deuil dans les arts et la littérature est un sujet assez complexe. Peut-être parce que c’est beaucoup plus dépeint maintenant qu’auparavant. Alors que la génération du baby-boom doit aujourd’hui faire face à la mort des parents et des ami-e-s, ainsi qu’à leur propre mortalité, la culture a peut-être tendance à se tourner davantage vers le sujet du deuil.

Le monde développé a énormément changé au cours des cent dernières années. Historiquement, le nombre de morts provoqué par la violence est relativement peu élevé, malgré ce que l’on voit dans les médias. Il est bien plus commun pour les gens de finir leur vie dans des hôpitaux plutôt que dans leur maison. La mort a été soustraite à notre vie de tous les jours d’une manière qui aurait été inconcevable il y a 100 ou 150 ans. Ce qui est un peu bizarre, c’est que nous essayons maintenant d’y faire face dans les films, les séries ou les livres, plutôt qu’au quotidien dans nos vies, auprès de nos amis et de notre famille comme c’était le cas avant, par simple nécessité.

Je pense que la culture est aussi en train de réfléchir à comment penser la mort de manière laïque, sans qu’elle ne perde son importance significative. Les explications mystiques et religieuses paraissent de plus en plus antiques et inadéquates… Pour autant, la culture laïque n’a pour l’instant pas trouvé de réponse appropriée, en tout cas aux USA.

Fin, par Anders Nilsen, 2015. © Atrabile

Fin, par Anders Nilsen, 2015. © Atrabile

 

Quelle est l’histoire derrière ton livre, Fin ?

Au début de l’année 2005, on a diagnostiqué un cancer à ma petite-amie et fiancée, Cheryl Weaver. Un lymphome de Hodgkin. Le pronostic était censé être bon… Elle a subi un traitement, mais en fin de compte, il n’a pas marché. À la mi-novembre de la même année, elle est décédée.

Une des manières de faire face à sa disparition a été d’écrire chaque jour et de dessiner sur cet événement tragique. Fin est une sorte de collection des choses qui se trouvaient dans mes carnets de croquis, qui, une fois réunies, sont devenues une bande dessinée plus ou moins cohérente. C’est essentiellement un recueil de tergiversations poétiques au sujet du deuil, sous forme de comics.

J’ai aussi écrit un autre livre, Don’t Go Where I Can’t Follow (toujours pas publié en France, ndlr), qui est plus un mémorial en sa mémoire et notre vie passée ensemble. Fin est moins sur elle que sur le deuil lui-même.

 

Était-ce naturel pour toi de prendre ton crayon et de te mettre à dessiner après quelque chose d’aussi difficile ?

C’est comme cela que je l’ai ressenti. J’ai toujours beaucoup travaillé dans mes carnets de croquis. J’ai publié huit livres à proprement parler pour l’instant, et ils ont tous commencé grâce à des expérimentations que j’ai pu faire sur ces cahiers, d’une manière ou d’une autre. Donc oui, c’était naturel pour moi d’essayer et de trouver des moyens de faire face à ma situation en écrivant et en dessinant sur ce sujet. Je me souviens avoir pensé : si je n’avais pas eu ça, je ne sais pas ce que j’aurais fait… Comme si mon choix se limitait alors à dessiner ou à continuer à me soûler.

Faire de l’art m’a toujours servi à tenter de comprendre quelque chose, que ce soit essayer de décrypter les interactions entre les personnages que je crée ou analyser et travailler une idée abstraite… Dans ce cas précis : la perte de quelqu’un. C’est un moyen pour moi de découvrir et d’apprendre à connaître ma propre pensée.

Fin, par Anders Nilsen, 2015. © Atrabile

Fin, par Anders Nilsen, 2015. © Atrabile

 

Donc le dessin est une bonne vieille catharsis. Cette catharsis a-t-elle fonctionné pour toi ?

Oui et non. Le problème avec la catharsis est que si tu en trouves une, il t’en faudra une autre le jour suivant. Faire ce livre − et l’autre en mémoire de Cheryl − a changé ma manière d’aborder certaines choses. La finalité des arts et du storytelling tout d’abord, mais ce livre m’a aussi permis de comprendre pourquoi je fais ce que je fais. 

Il arrive toujours un moment où la vie nous confronte à des choses difficiles, sans aucun sens. Subir la perte d’une personne qui est proche de toi peut ressembler à une sorte de chaos dénué de sens. Le storytelling devient alors essentiel, puisqu’il te permet d’isoler des événements insensés et de leur donner une structure et une signification.

 

Dans Fin, il y a un passage particulièrement marquant : « Peut-être que tu prends le problème à l’envers, tout simplement », où tu expliques que nos vies sont des moments clés sur la longue ligne de l’éternité. Mais à notre échelle, l’éternité est en fait le présent dans lequel nous vivons. Une éternité qui peut-être brisée par des événements tragiques. Est-ce que ce point de rupture existe dans ton art ? Y a-t-il un véritable avant et après dans ta manière de dessiner et de raconter des histoires ?

Ce passage parle essentiellement du fait qu’il faut apprécier les choses avant qu’elles ne s’en aillent. Il est très facile de se concentrer sur la perte. Être conscient de ce que l’on a lorsqu’on l’a, avant qu’il ne disparaisse, s’avère pourtant plus bénéfique. Bien sûr, c’est un cliché un peu bête, mais comme beaucoup de clichés, une vérité profitable y est attachée.

Je ne sais pas si ma manière de raconter des histoires a été changée par cette expérience. Je ne saurai jamais ce que je ferais maintenant si je n’avais pas traversé tout ça. J’aurais certainement terminé Big Questions plus rapidement.

Fin, par Anders Nilsen, 2015. © Atrabile

Fin, par Anders Nilsen, 2015. © Atrabile

 

En lisant Fin, j’ai immédiatement pensé à Beckett ainsi qu’à Georges Perec et son livre Un homme qui dort

Je ne connais pas Perec, mais mon travail est souvent comparé à celui de Beckett, c’est un honneur pour moi.

 

L’abstrait surréaliste est très présent, à la fois dans ta manière de dessiner et d’écrire. Parfois, ça ressemble un peu à des exercices surréalistes, comme le cadavre exquis ou l’écriture automatique. Comme si tu mettais finalement sur papier tout ce qui te passe par la tête.

Exactement ! Il y a un parallèle précis entre ce que je fais et l’écriture automatique des surréalistes. Ce qui est assez drôle, car je ne suis pas un grand fan de ce type de surréalisme. J’aime les surréalistes plus lents, réfléchis et conceptuels, comme Magritte.

René Magritte, Golconda, © 1953

Golconda, René Magritte, 1953. © DR

Les exercices d’écriture automatique sont intéressants, mais je pense que ce que l’on produit profite toujours d’une édition réfléchie après coup.

Mais oui, c’est vrai, il y a quelque chose de cet ordre-là dans mon travail… On y redécouvre la faculté qu’a le cerveau à faire des choses qui peuvent vraiment nous surprendre si on le laisse faire ce qu’il veut sans essayer de le contrôler. Cette idée a été assez productive pour moi.

 

Arrives-tu encore à parcourir les pages de Don’t Go Where I Can’t Follow, où tu documentes ta relation avec Cheryl ?

À vrai dire, je regardais justement des passages de ce livre tout à l’heure. Certaines des pages originales vont faire partie d’une exposition dans un musée en Australie. Comme pour Fin, ce travail ramène énormément de souvenirs, mais me rappelle aussi Cheryl, ce qui est génial. De plus, j’ai une affection toute particulière pour ces deux livres en tant qu’artiste, et d’une certaine manière, j’en suis fier. Je suis content qu’ils aient trouvé des lectrices et lecteurs dans le monde et qu’ils aient, pour ainsi dire, leur propre vie.

 

J’aime beaucoup l’idée selon laquelle nous serions des labyrinthes humains. Dans chaque bonhomme bâton que tu dessines, il réside une infinie complexité. Pourquoi choisir cette représentation plutôt qu’une autre ? 

Si je pouvais le décrire clairement avec des mots, je pense que je n’aurais pas eu la nécessité de le dessiner. Dans mon état mental, ça me semblait tout simplement être la meilleure représentation, la plus juste. Obscure et impossible à résoudre.

Fin, par Anders Nilsen, 2015. © Atrabile

Fin, par Anders Nilsen, 2015. © Atrabile

 

Il y a quelque chose de réconfortant à lire un livre où l’auteur dit : « Tu es blessé, tu es triste, tout s’écroule autour de toi, mais tu as le droit de ressentir cela sur la durée. Il est difficile d’aller mieux, tu n’as pas envie d’oublier ». Quand ce genre d’histoire est raconté, tout le monde attend paradoxalement une fin heureuse. Alors qu’à mon sens, cela est bien plus complexe. Et quand on pense au titre de ton livre, Fin, ce constat rend les choses encore plus intéressantes.

Il n’y a pas de « fin », bien sûr. La perte devient moins douloureuse avec le temps, chacun avance et continue sa vie, et il était important pour moi de montrer ça. Même si à mon sens, ce genre de disparition est quelque chose qui te marque toute ta vie.

Fin, par Anders Nilsen, 2015. © Atrabile

Fin, par Anders Nilsen, 2015. © Atrabile

 

Ta façon d’écrire et de dessiner est vraiment intéressante dans ce livre. C’est un peu comme s’il y avait des silences. Fin traite de thématiques profondes, comme le sens de la vie à une grande échelle. Ce livre a une haute portée philosophique. T’en rendais-tu compte en le faisant ?

Je pense que c’est juste la manière de fonctionner de mon cerveau. Généralement, je cherche une signification plus large aux choses. Bien que ma petite vie puisse me paraître intéressante, si j’en fais un livre pour des lectrices et lecteurs, je veux alors essayer d’en élargir la portée.

Et puis… trouver du sens aux étrangetés d’une vie ou dans une histoire est comme un jeu, une énigme à résoudre. Tout le monde aime un bon mystère !

 

La perte d’un être cher est un thème universel qui, pour qu’il soit compris par tou-te-s, nécessite des histoires personnelles et singulières afin que l’on s’identifie. Pour l’auteur ou l’autrice, il y a une sorte de pudeur évidente lorsqu’il ou elle évoque un récit aussi intime. Pourquoi penses-tu que les êtres humains éprouvent malgré tout le besoin de partager ce genre d’histoires ?

Je crois que de manière fondamentale, l’esprit humain est une machine à faire du sens. Le langage lui-même en est la manifestation. C’est quelque chose que les autres animaux ne font pas au même niveau que nous, pour la plupart. Les histoires sont un mécanisme fait pour créer du sens en cas de situation complexe. Nous en cherchons et en trouvons partout, même lorsque son existence « réelle » est douteuse. La religion en est l’exemple le plus flagrant, et c’est probablement pour cela qu’une grande partie de mon travail aborde les croyances.

Je pense que nous avons un besoin profond de raconter nos histoires, et de les comparer avec celles des gens autour de nous. Je ne me souviens pas avoir dessiné pour me confier ou faire un travail autobiographique, je suis une personne plutôt privée et discrète. Mais la mort de Cheryl a plus ou moins fait exploser les barrières de mon sens de la convenance. En prenant du recul,  j’ai été étonné de la crudité de ce que j’avais partagé dans ces deux livres. D’ailleurs, c’est en partie pour cette raison que j’ai laissé Don’t Go sortir du circuit d’impression pour un temps. Même si je n’étais pas tout à fait à l’aise avec ça, le public semblait s’attacher aux livres de manière plutôt profonde, ce que j’ai voulu honorer. Je l’ai remis dans les circuits après quelques années.

Anders Nilsen © DR

Anders Nilsen. © DR

 

J’ai lu dans une interview que tu pensais souffrir d’« anxiété sociale », peux-tu m’en dire plus ?

C’était pour un article du Guardian. Je parlais d’anxiété sociale dans le milieu de la BD en particulier, et d’une sorte de mépris de soi qui me rend fou. Je m’incluais dedans, cela dit. Il est normal de se sentir mal à l’aise quand tu es jeté dans une pièce remplie d’étrangers-ères, et que ces personnes se tournent vers toi et te regardent ! C’est à ça que cela ressemble lorsque ton travail est publié et présenté au public. D’une certaine manière, tu te présentes au monde en attendant son jugement.

Il y a des gens très talentueux qui ne souhaitent tout simplement pas se mettre dans une telle situation. Je pense que j’ai en quelque sorte pris une décision consistant à avoir conscience de la gêne et de l’anxiété auxquelles je m’expose, et de faire de mon mieux pour les mettre de côté. Je me suis définitivement amélioré à force d’entraînement. Il fut un temps où je pouvais parfois me sentir complètement submergé par ces émotions. Je peux m’en débarrasser assez facilement maintenant. Enfin… la plupart du temps.

 

L’autobiographie n’est qu’une partie de ton travail, tu as mis quinze ans pour terminer Big Questions, ton premier livre. C’était un conte métaphysique assez fou…

Big Questions est l’histoire d’un groupe d’oiseaux qui vit au milieu de nulle part. Une bombe s’écrase sur eux, mais n’explose pas, certains pensent qu’il s’agit d’un œuf géant. Plus tard, un avion s’écrase et d’autres s’imaginent que c’est une sorte d’oiseau géant, possiblement divin. Il y a quelques personnages humains dont la nature est aussi sujette à débat chez les oiseaux.

C’est une sorte de fable contemporaine, je suppose. Elle évoque beaucoup d’idées dont nous venons de discuter, sur comment créer du sens dans un monde inexplicable.

Big Questions, par Anders Nilsen, 2012. © L'Association

Big Questions, par Anders Nilsen, 2012. © L’Association

 

Qu’est-ce qui t’a donné envie d’être un artiste ?

D’aussi loin que je m’en souvienne, j’ai toujours aimé dessiner. Il ne m’est jamais venu à l’idée d’essayer de devenir bon dans un autre domaine. Je suis un peu coincé maintenant !

 

Comment travailles-tu ? Quels sont tes outils favoris ? 

Mes outils favoris sont une feuille de papier et un stylo, le système le plus simple. Comme je te disais, tout ce que j’ai fait sort de mes carnets de croquis. Les petites expérimentations qui s’y trouvent attrapent parfois mon attention et je me penche dessus. J’essaye de me surprendre, et cela conduit quelquefois à un livre.

 

Depuis Rage of Poseidon (non publié en France, ndlr), je n’ai remarqué qu’une seule nouvelle publication, tu travailles sur quelque chose d’autre ?

Mon livre Poetry is Useless est en effet sorti en juillet 2015 ! C’est une collection de strips assez courts et de dessins venant de mes carnets de croquis que j’ai tenus ces dernières années. Je suis actuellement en train de travailler sur un nouveau roman graphique, qui ne porte pas de nom pour l’instant.

 

Tu peux m’en dire plus ou il est encore trop tôt ?

Je n’en sais pas encore beaucoup pour le moment, mais c’est comme ça que j’aime travailler. Ça reprend en partie l’histoire de Prometheus dans Rage of Poseidon. Je voulais explorer plus en détail la relation et la conversation entre Prometheus et l’aigle qui vient le voir chaque jour pour dévorer son foie. Ce sont donc deux des personnages principaux. Je veux aussi en faire une redite de l’ancien drame grec de Prométhée par Aeschylus. Le livre évoquera l’évolution humaine et le langage. Je pense qu’il sera assez long et tout en couleurs.

Train et Cimetière, Carnet de croquis d'Anders Nilsen ©

Train et Cimetière, Carnet de croquis. © Anders Nilsen

 

Tu partages ton travail, tes pensées et ton journal sur ton blog, themonologuist. Comment utilises-tu Internet ? 

Avant d’avoir un éditeur, j’autoéditais mon propre travail, comme d’autres bédéistes aux États-Unis. Je le fais encore de temps à autre, quand j’ai quelque chose qui ne semble pas forcément idéal pour le marché du livre grand public.

J’ai aussi le sentiment qu’un blog et Instagram peuvent fonctionner de la même manière que l’autopublication. Lorsque l’on propose des petites idées visuelles aux yeux du monde d’une façon un peu impromptue, on attend simplement de voir ce qu’il se passe. C’est pour moi une manière de partager des images avec un public, qui viendront s’ajouter à notre conversation visuelle.

 

Penses-tu qu’Internet participe à la démocratisation des arts ? 

Tout à fait, d’une certainement manière. Mais le monde corporatif essaye aussi de le contrôler et de le monétiser, et il y parviendra sûrement. Cela laisse des voix fascistes comme celles de Trump et Daech se diffuser, au même titre que les voix démocratiques, par exemple Black Lives Matter aux États-Unis. De ce fait, l’argumentaire devient de plus en plus audible, plus intense.

Internet est une révolution de l’information au même titre que le furent l’imprimerie et l’alphabétisation dans les années 1500. D’une part, l’imprimerie a conduit à l’illumination, ce qui est génial, mais d’une autre, les guerres de religion et la Réforme ont eu lieu, et c’est sans exception l’un des moments les plus sanglants de l’histoire de notre monde. Je ne pense pas que l’on soit prêt à commettre un tel niveau d’horreur et de drames, mais le parallèle semble néanmoins pertinent. C’est un outil et un changement, pour le meilleur et pour le pire. Nous n’avons pas la possibilité d’en choisir un aspect et mettre l’autre de côté.

Paris, Carnet de croquis d'Anders Nilsen ©

Paris, Carnet de croquis. © Anders Nilsen

 

Quels livres ont pu t’influencer, parfois jusqu’à inspirer ton travail ?

Tintin de Hergé a été une grande influence. Les X-Men ont eu de l’importance pour moi, Raw magazine et les cartoons du New Yorker aussi. Le premier livre de Chester Brown, Ed the Happy Clown, est sans doute l’une de mes bandes dessinées préférées – même s’il est difficile de rivaliser avec Tintin ! Cela dit, la plupart des livres que je lis aujourd’hui sont des nonfictions, et pas forcément des BD ou des comics.

Ah oui, j’allais oublier le psychologue cognitif Steven Pinker, qui a eu une influence considérable sur ma manière d’appréhender la nature humaine. Tout comme Bart Ehrman, un historien qui a eu un rôle capital à un moment de mon existence.

 

Et en musique ?

Le punk est une influence majeure pour moi. Daniel Higgs est l’un des musiciens et paroliers qui comptent énormément dans ma vie.fin_extrait010

J’ai cru comprendre que les arts picturaux avaient aussi une place privilégiée dans ton travail. Tu peux m’en dire plus ?

Alors que je venais de terminer l’université, j’ai fait une sorte de « pèlerinage » en Europe en 1999. J’y suis allé pour admirer certains travaux que j’avais étudiés dans des livres et sur les écrans de salles de conférences.

Voir des Fra Angelico, Giotto, Masaccio, Piero Della Francesca de mes propres yeux a été fondamental pour moi : ces artistes des siècles précédents essayaient eux aussi de raconter le monde et leurs histoires avec des images. C’est après ce voyage que j’ai pris mon envie de dessiner des BD au sérieux.

 

De Tintin à Piero Della Francesca, on peut dire que tu as une palette d’inspirations variée. Mais il y a un nom qui a retenu mon attention dans tout ça. Peux-tu m’en dire davantage sur le rôle de Steven Pinker dans ta création ?

Son livre The Blank Slate : The Modern Denial of Human Nature a vraiment changé ma manière d’aborder la nature humaine. Il a métamorphosé ma façon de penser la nature elle-même. Le pourquoi nous agissons comme nous agissons. Son livre The Better Angels of our Nature a eu le même impact au sujet de la société et de l’histoire.

En tant que personne et en tant qu’artiste, je pense que regarder le monde et avoir une vision réfléchie et pessimiste de la nature humaine ainsi que de l’histoire est étonnamment facile. Cela peut donner l’impression à certain-e-s de se sentir intelligent-e-s et supérieur-e-s, de s’imaginer qu’ils et elles ne sont pas exposé-e-s aux illusions et tromperies, dont la masse, elle, est victime. Dans ses deux livres, Pinker plaide de façon assez convaincante pour une vision plus nuancée de notre nature et de notre histoire, afin de laisser au moins une place à un optimisme réaliste.

En tant qu’artiste et conteur d’histoires, j’ai le sentiment d’avoir une responsabilité, celle d’essayer et de devoir affronter le monde tel qu’il est, et de méditer sur ses réalités. J’ai joué avec ces idées dans une partie de mon travail. J’ai envie de continuer, de trouver de nouvelles manières de le faire.

 


fin_couv

Fin

Anders Nilsen

Éditeur : Atrabile
Sortie : octobre 2015
Nombre de pages : 8o en quadrichromie
Prix : 18,00 €

 

 


Big Questions

Big Questions

Anders Nilsen

Éditeur : L’Association
Sortie : 15/11/2012
Nombre de pages : 590
Prix : 49,00 €

 

 


Anders Nilsen sera exceptionnellement à Paris le 26 janvier 2016 pour le vernissage de l’exposition Drawn and Quarterly à la Galerie Martel ainsi qu’à Super Héros le 27 janvier. Enfin, il sera en dédicace à la Librairie Page 189 le jeudi 28 janvier. Fin fait aussi partie de la Sélection officielle du Festival d’Angoulême qui aura lieu du 28 au 31 janvier 2016.