Julie Maroh est surtout connue pour sa première bande dessinée, Le bleu est une couleur chaude, parue en 2010 chez Glénat. Le livre, adapté au cinéma en 2013 sous le titre La Vie d’Adèle, a été un succès. Aujourd’hui, la dessinatrice revient avec une nouvelle œuvre, Corps sonores, l’histoire d’une relation amoureuse universelle racontée à travers des récits et des vécus multiples.
Quand je suis arrivée au bout de Corps sonores, l’absence du plaisir et du bonheur dans nos sociétés constatée par Nina Power dans La Femme unidimensionnelle me semblait étrangement liée à la dernière œuvre de Julie Maroh. « Il nous faut, et c’est bien regrettable, comprendre que nous vivons dans un monde où la jouissance est profondément circonscrite. Ne vous méprenez pas : l’impératif “Jouis !” y est omniprésent, mais le plaisir et le bonheur en sont presque totalement absents* », explique Power.
À force de nous enjoindre à aimer, penser, jouir, voir, entendre, analyser ou respirer de telle sorte et non d’une autre, la société contemporaine aurait-elle fini par nous empêcher d’être heureux-ses ? Ou pire, nous aurait-elle fait oublier ce que sont le plaisir et le bonheur, au-delà d’arguments marketing vantant la bonne baise et la bonne vie ? « La danse quotidienne des normes et des stéréotypes nous rappelle à quel point le corps est politique, écrit Julie Maroh. Tout comme nos états amoureux. »
Pour l’autrice, aimer est en effet pareil aux jours qui passent, aux saisons qui défilent et qui s’effacent devant nos yeux. Ces histoires d’amour entremêlées commencent au 1er juillet, pour s’étendre sur une année entière. Chaque récit est celui d’une journée, l’invitation des lectrices et des lecteurs à un moment de vie, d’intimité. Le livre s’ouvre par un départ, un point initial pour les bouleversements qui suivront, et la décision qui mènera les protagonistes à la croisée des chemins et les mettra face à leurs choix.
Le véritable fil rouge de cette bande dessinée est Montréal, ville où se mêlent et se démêlent les existences des différents personnages. Si l’autrice tisse ses récits autour du sentiment amoureux, il n’est pas difficile de voir à travers ses magnifiques dessins l’autre histoire d’amour. Celle qui ne dit pas son nom. Celle qui n’est jamais explicitement exprimée. Les planches sont telles des fresques confessant l’attachement de Julie Maroh à Montréal, lieu de toutes les aventures humaines.
Tou-te-s les protagonistes qui nous sont présenté-e-s s’animent dès la première case. L’illustratrice, malgré la difficulté du format succinct, parvient à les mettre en lumière et à sublimer leurs différences. Il est possible de les sentir vivre en dehors des pages de l’ouvrage. Des pages monochromes, tour à tour chaudes et sépia, puis froides et bleutées. Si Corps sonores nous montre une chose essentielle, c’est que le tourment des sentiments ne s’accompagne pas d’un manuel. Qu’il existe en dehors des injonctions, en dehors des critères, et se soustrait aux prérequis : « Comment les gens nous émeuvent-ils autant sans rien faire ? » se questionne une jeune femme qui s’est toujours identifiée en tant que lesbienne, et repensant à sa première expérience sexuelle avec une personne trans. Elle s’interroge sur ses propres idées reçues et sur l’impériosité du désir qui s’est emparé d’elle lorsqu’elle a fait la connaissance de cet inconnu. Elle pensait être celle-ci, mais peut-être est-elle plutôt celle-là. En fin de compte, l’héroïne ordinaire décide de partager l’émotion et le vécu dans leur plus simple appareil. Elle choisit d’être absolument libre de ses décisions et d’aimer sans obstacles.
Corps sonores réussit à créer une forme narrative d’histoires, elles-mêmes parfois perdues dans les souvenirs des personnages. Les lectrices et lecteurs y expérimentent toute l’intériorité de celles et ceux qui se dessinent devant leurs yeux. Julie Maroh crayonne des « états amoureux » aussi touchants que tristes, aussi beaux que banals. Elle représente avec justesse des histoires bien souvent ignorées. Peut-être d’ailleurs celles-ci touchent-elles de trop près au bonheur, au désir, à l’indéterminisme et à la liberté de ne jamais se conformer.
Il y a une élégance toute particulière qui se cache derrière l’apparente simplicité des récits, le visionnage d’un Harry Potter, un trajet en vélo, une balade sous la neige, une promesse faite à l’ombre des feuilles d’un arbre, une danse partagée, une discussion animée, ou un simple regard échangé. C’est par cette chaleur familière que Julie Maroh nous touche au cœur. Nous faisant oublier que nous sommes en train de lire, pour simplement nous permettre de vivre, l’espace d’un instant, d’autres vies ordinaires.
En 300 pages, et 21 nouvelles, Julie Maroh fait retentir en nous de nombreuses voix, et nous invite à partager toutes leurs émotions. L’amour est tel un son inaudible à l’ouïe humaine, mais nous faisant tou-te-s vibrer sur la même onde. L’amour, nous suggère l’autrice, est au-delà de la chair, au-delà du sentiment, l’amour est cette musique intime qui résonne en chacun-e de nous : « Nous ne sommes pas une minorité, nous sommes les alternatives. Car il y a autant de relations amoureuses qu’il y a d’imaginaires », nous dit Julie Maroh.
* La Femme unidimensionnelle, par Nina Power, Les Prairies ordinaires, 2010, p. 91.
Roman graphique
Glénat BD
04/01/2017
304
Julie Maroh
25,50 €
À Montréal, comme partout ailleurs, les couples se font et se défont. Les individus s’attirent, se repoussent, dans une perpétuelle valse des corps. Dans cette même ville s’entrecroisent des destins à la fois différents et semblables, liés par ce sentiment indescriptible : l’amour. Cette inconnue à laquelle même la science ne peut donner d’explication, ce concept qui nourrit l’imaginaire des artistes depuis toujours, est au cœur du nouveau roman graphique de Julie Maroh.