La chorégraphe Pina Bausch, figure de proue de la danse contemporaine, nous a quitté-e-s en 2009. Elle a laissé à sa compagnie, le Tanztheater Wuppertal, le soin de conserver et de transmettre ses œuvres. Nous avons assisté à la représentation d’Auf dem Gebirge hat man ein Geschrei gehört (« Sur la montagne, on entendit un hurlement »), en mai dernier au Théâtre du Châtelet, à Paris. Cette pièce phare questionne plus que jamais notre rapport aux prédictions funestes…

 

Les ambiances de fin du monde s’accompagnent souvent de no man’s land. C’est ce que Pina Bausch propose sur scène lorsque, en 1984, elle crée Auf dem Gebirge hat man ein Geschrei gehört : le plateau est tapissé de terre brune, pâteuse, qui colle aux pieds et que les danseurs emportent à chaque pas.

De la danse, on en voit relativement peu dans ce spectacle qui tient beaucoup du théâtre. Le silence et l’immobilité perturbent la représentation et nos attentes. L’ambiance est sombre. Une sorte de colosse en slip de bain rouge pétant, portant lunettes de plongée et bonnet se tient debout. Il tire un à un des ballons de baudruche, qu’il gonfle avec une lenteur consternante jusqu’à les faire éclater, inexorablement.

© Tristram Kenton

© Tristram Kenton

De fait, bien des gestes des tableaux successifs de l’œuvre empruntent une lenteur désincarnée, comme si l’on avait abandonné tout espoir. Et lorsque le mouvement se fait vif, c’est par exemple pour forcer un couple à s’embrasser, pourchassé par la foule. Les figures du cauchemar se tiennent devant nous et se répètent… jusqu’à ce que jaillisse, comme toujours chez Pina Bausch, la force de vie.

 

Des yeux et des corps pour décrypter la peur

Dans cette création, le terrifiant et l’absurde se télescopent. Face à la sensation d’inéluctable, instillée par la peur, l’amertume se mêle à la douceur. Le contexte de guerre froide et la menace de cataclysme nucléaire qui plane à cette époque expliquent en bonne partie cette transition, assumée par la chorégraphe :

« La peur a toujours existé dans mes spectacles, mais auparavant elle était plus personnelle, touchant au problème de l’individu dans la société. Maintenant, elle est collective, fondamentale. C’est la peur de l’humanité entière menacée d’autodestruction ou d’avenir sombre. »*

© Bob Lahola

© Bob Lahola

Alors que des œuvres antérieures comme Le Sacre du printemps (1975) ou Café Müller (1978) faisaient primer le sentiment individuel sur celui du groupe, Auf dem Gebirge hat man ein Geschrei gehört et son silence sonnent comme un recul de la volonté d’agir. Un repli et une attente fébrile.

Pina Bausch définit cette pièce comme « une dénonciation de la souffrance et de la brutalité, toutes ces choses horribles qui se passent dans le monde et qui ne devraient pas exister »* . L’horreur est présente mais pas pesante, quelque part dans la brume des machines à fumée qui se fige au-dessus des protagonistes. Laquelle est aussi en retrait devant ces corps qui se réfugient – thème récurrent chez l’artiste – dans des systèmes de survie, des formes de croyances rituelles.

 

Chorégraphe et cinéaste

La chorégraphe cherche dans ses danseurs la source même d’un passage, d’un tunnel qui conduirait des tréfonds à la lumière, de la peur irrépressible à la joie incontrôlable. L’œil observateur de la cinéaste Chantal Akerman avait déjà exposé de manière brutale cette quête dans son documentaire Un jour Pina a demandé…, réalisé en 1983.

© Bob Lahola

© Bob Lahola

Celui-ci nous plonge au cœur du travail reclus de la troupe. Toute l’énergie est concentrée vers l’objectif de traduire et de transmettre quelque chose de fondamental, ancré dans le corps de l’être humain. Le regard de Pina Bausch se trouve joint à celui de Chantal Akerman, dans un moment où les deux artistes observent et examinent la même intention. Une rencontre émouvante et saisissante, qui en dit long sur l’atmosphère présente dans Auf dem Gebirge hat man ein Geschrei gehört.

 

Une pleine conscience en héritage

Dans ses créations, Pina Bausch nous invite à une forme de fascination. Le macabre peut finir par libérer les êtres, les mettre en action, convertir leur douleur en un ressort positif. Ici, les uns portent les autres ou les arrachent d’un mauvais rêve. Un orchestre de cuivres clôt le spectacle. De bout en bout, des arbres tombent sur les planches, des femmes volent et crient, un pianiste essaye de jouer et se dévêt, on marche sur des murs. Chacun se met à nu sans vraiment savoir ce qu’il dévoile, sur fond de bande-son grésillant mettant en scène Billie Holiday, Fred Astaire, Gerry Mulligan…

Sept ans après la mort de la chorégraphe de Wuppertal, la troupe accueille de nouveaux visages, guidés par les aînés qui ont participé à la création des œuvres (Lutz Förster, Dominique Mercy, Nazareth Panadero…). Ses pièces restent chargées d’une profondeur atemporelle. L’occasion pour nous de communier autour d’une force commune : la capacité pour tout corps d’exprimer sa raison d’être et un peu plus que lui-même à la fois.

 


Auf dem Gebirge hat man ein Geschrei gehört

Création le 13 mai 1984
Schauspielhaus de Wuppertal
Coréalisation : Théâtre de la Ville – Théâtre du Châtelet
Droits de représentation : L’Arche Éditeur, Paris

Distribution

  • Chorégraphie : Pina Bausch
  • Décors : Peter Pabst
  • Costumes : Marion Cito
  • Collaboration : Hans Pop
  • Collaboration musicale : Matthias Burkert
  • Dramaturgie : Raimund Hoghe
  • Musique : Tommy Dorsey, Billie Holiday, Henry PurceIl, Heinrich Schütz, Felix Mendelssohn-Bartholdy, Gerry Mulligan, Johnny Hodges, Fred Astaire, Lucienne Boyer, Boris Vian

* Propos rapportés dans le programme du spectacle.


Image de une : © Olivier Look