Cette semaine, nous ouvrons notre nouvelle rubrique Mémorandom. Tous les vendredis, un-e membre de l’équipe te donnera des idées pour que tu profites au maximum de ton week-end. Elle ou il te laissera découvrir une page de son journal de bord, ses pensées et son humeur. Pour ce premier billet, c’est la rédac chef qui s’y colle.

 

Il y a dans les rues de Berlin des airs légers, en cette fin d’été. J’écoute le concert mythique de Billie Holiday, capté entre les pierres du célèbre Carnegie Hall en 1961. Mon casque fixé à la tête comme une coiffe de femme bien née. Alors que mes pieds me guident au fil des routes, je retrouve avec plaisir les intonations de Gilbert Millstein qui me conte l’histoire de la chanteuse. Cette première piste, je la connais par cœur, je la murmure du bout des lèvres. Je ne me lasserai jamais d’écouter Billie Holiday. Elle est comme le souvenir d’une autre vie. Une parole qui se confond parfois avec celle de mon inconscient. Alors que je m’arrête pour contempler un graff dans une allée désertée, comme il y en a tant d’autres à Berlin, je m’imagine dans la salle new-yorkaise, assise dans un fauteuil poussiéreux, fait de velours rouge et de dorures. De ceux que l’on ne voit que dans les films. Ceux des années 1930, tu sais, où tous les visages sont beaux, bichromatiques, impressionnistes… Mes pieds deviennent douloureux, c’est qu’il est temps de rentrer. De toute façon, Billie a fini de chanter.

Il y a du thé dans le meuble de la cuisine, et je décide d’attendre patiemment que la bouilloire me donne l’autorisation de verser mon eau. Un nuage marron se crée dans la tasse, jusqu’à envahir tout l’espace. L’anse est cassée. Sur l’écran de la télévision, la silhouette de Barbara Steele s’anime dans une danse frénétique. Elle est Gloria, l’ensorcelante Gloria. Électrisante. Fellini capture son ombre mouvante dans son chef-d’œuvre Huit et demi, sorti seulement deux ans après le live de la dame aux gardénias. Il faut croire que mon âme vit dans une autre époque. Celui du noir et blanc et des grands traits d’eye-liner. Du jazz et des luttes tristement éternelles. Le souffle du vent se glisse dans les plis de ma couverture, de ma peau fatiguée.

Quand la nuit est tout à fait là, les noctambules aiment à errer dans les rues désertes. Un peu comme dans les vieux longs-métrages italiens, d’ailleurs. Ou les films noirs. Silhouettes insaisissables nappées de volutes de fumée, qui êtes-vous ? Quand tes jambes ne te portent plus, il ne te reste pourtant que la littérature. Celle de Voltairine de Cleyre, qui, dans un poème plus ancien que mes vies antérieures connues, répond aux lamentations des inaptes, des délaissé-e-s de Dieu. 1893. Où est la poétesse anarchiste ? Dans un café ? Ses murs sont-ils aussi usés que ceux du Luzia, à Berlin ? J’irai demain.

À cette heure tardive, Voltairine et Billie semblent se répondre. Elles discutent du monde, de son état et de ses couleurs. Leurs voix sont cassées. Mais aussi claires que le son de mon réveil qui me violente, m’oblige à arrêter de rêver. L’impossible accomplissement de mon esprit embrumé, qui déjà doit retrouver la clarté provocante, et laisser à la semaine le droit de recommencer. Encore et encore.