Paris, le 31 août 2015. Thomas, jeune cadre ambitieux, vient d’obtenir la promotion qu’il attendait. Il n’aura pas le temps de savourer sa victoire : Sophie, sa compagne, a disparu. Alors qu’il part à sa recherche, il croise le chemin d’un enfant. Deuxième partie.

 

3

Mais à quel numéro de la rue pouvait-elle bien habiter ? J’avais rencontré Hélène plusieurs fois, dans des fêtes chez des amis de Sophie ou dans des bars autour de quelques verres. Mais je n’étais jamais allé chez elle. Je travaillais souvent trop tard pour accompagner Sophie à ses soirées. Mais enfin ! Cette promotion n’était pas arrivée par hasard ! J’avais sacrifié beaucoup de choses depuis deux ans, mais je n’avais pas eu le choix, et Sophie le savait ! Si seulement je pouvais lui parler là, tout de suite, si je pouvais lui dire…

J’allais devoir tenter ma chance à chaque porte, chercher « Hélène Cussonneau » sur une boîte aux lettres. Méthodiquement, patiemment. Peu importe le temps que ça prendrait, puisque ni Sophie, ni Hélène ne daignaient répondre à mes appels ! Je n’avais pas d’autre option.

La première porte cochère donnait pile en face de la place de livraison où je m’étais garé. Comme j’aurais dû m’y attendre, elle était protégée par un digicode. La suivante aussi. Au lieu de me décourager, je pris du recul en levant la tête pour essayer de les apercevoir derrière les fenêtres éclairées. « Sophie, ouvre-moi ! » hurlai-je.

Le son de ma propre voix me surprit et je m’arrêtai net. Je me mis à regarder autour de moi, en espérant que personne n’était témoin de mon naufrage. Je respirais un peu : à cette heure-ci, la rue était déserte. Il n’y avait qu’un môme, et il s’approchait de moi.

Je n’eus pas le temps de me demander ce que pouvait bien foutre un gamin tout seul à minuit dans une rue déserte du 16e arrondissement, une veille de rentrée, qu’il m’adressa la parole sans même me regarder : « Elle roule vite, hein ? »

Où pouvait bien être le piège ? J’avais souvent zappé sur des reportages racoleurs – sans regarder plus de trois minutes – traitant de la délinquance des mineurs et des gamins exploités par les réseaux mafieux qui dépouillaient les touristes dans les beaux quartiers.

Ce n’était pas le moment de me faire voler mon portable ou ma voiture. Je n’avais vraiment pas besoin de ça.

« Qu’est-ce que tu veux ? » lui demandai-je sèchement. Il ignora ma question et continua de fixer la voiture, fasciné : « Elle peut faire du combien, au maximum ? »

Qu’est-ce que j’en savais, putain ! Je respectais les limitations de vitesse en ville, et sur l’autoroute, je n’avais perdu qu’un point l’an dernier en revenant de Cabourg. Et seulement pour 2 km/h !

Je finis par lâcher : « Les tests disent 220-240 km/h en vitesse de pointe, mais c’est interdit. »

Le môme avait l’air inoffensif. Je me rallumai une clope en regardant mon portable pour vérifier si je n’avais pas un signe de vie de Sophie, un message ou un SMS. Toujours rien. Et je savais au fond de moi que je n’aurai aucune nouvelle. Elle me donnait une leçon. Avec son côté « maîtresse d’école/pédago » qui m’exaspérait tant. Et elle le savait. N’empêche, elle marquait un point. Mon idée de partir en pleine nuit à la recherche d’une boîte aux lettres inaccessible était débile. Les digicodes ne sont pas des concierges que l’on peut réveiller en pleine nuit pour les supplier de nous donner un coup de main. Personne ne s’apitoyait jamais sur moi de toute façon…

Mes pensées se bousculaient, je n’arrivais plus à prendre de décision. Je regrettais les deux verres de côte-rôtie du dîner chez Pierre, qui me semblait pourtant si loin. Le mieux était que je rentre. J’y verrai plus clair demain. Et Sophie aussi, sûrement. Si ça se trouve, elle était peut-être déjà rentrée ?

J’allais monter dans ma voiture quand je réalisais que le môme était toujours là, à détailler l’intérieur de ma bagnole.

« Mais au fait, pourquoi t’es pas chez toi ? Tu t’es sauvé de chez tes parents ? » Pour la première fois, le visage du môme se durcit. Non pas qu’il avait peur. Non, il était en colère.

« Qu’est-ce que ça peut te foutre ? » me balança-t-il. J’étais sans voix. Je m’attendais à tout, sauf à ça. Quel petit con ! Après tout, c’est vrai, qu’est-ce que j’en avais à cirer de ce mouflet ? J’avais d’autres problèmes, et des sérieux en plus ! « Tu me parles pas sur ce ton ! Et tu dégages ! Moi, je rentre chez moi, salut ! » J’ouvrais la portière et m’installais au volant en deux temps trois mouvements.

J’allais passer la première quand je me mis à flipper. Ce gosse avait, quoi, 6 ou 7 ans à tout casser. Traîner dans la rue tout seul à cet âge était dangereux. Et s’il devait lui arriver quelque chose, on pourrait peut-être remonter jusqu’à moi ? Et me faire porter le chapeau ? Le mieux était que je le ramène chez lui, de gré ou de force. J’ouvrais la fenêtre en lui ordonnant fermement, mais sans crier : « Monte et je t’emmène chez tes parents ! Et je leur dirai de pas te gronder ! » Je me sentais obligé de me radoucir si je voulais m’en débarrasser.

 

4

Soheil hésita. Non pas que le gars lui faisait peur. Ah ça non ! Il avait l’air complètement perdu, pire que lui. Il était marrant, ce mec, avec ses petites lunettes sans monture autour des verres. On aurait dit que c’était un jeune qui se déguisait en vieux pour être pris au sérieux. Ça se voyait surtout à cause de sa grosse montre : elle était un peu trop grande pour lui, comme si c’était celle d’un plus grand, plus balèze que lui. Il essayait de faire l’adulte, mais on voyait bien qu’il se forçait. C’est pour ça que Soheil lui avait demandé ce que ça pouvait lui foutre, à ce gus. Il ne lui faisait pas peur. Et puis, il en avait vu d’autres !

Mais bon, il faut dire que ceux que voyait sa mère dans leur petite cabane de Kariane Central*, c’était de sacrées enflures. Soheil ne faisait que les croiser, parce qu’il devait dégager quand elle arrivait avec un de ses clients. Les pires, c’étaient les policiers et les militaires, il fallait toujours qu’ils lui filent un coup de pied ou l’insultent, et puis ça se voyait que c’était juste pour le plaisir.

Il pensait soudain à sa mère. « Tu dois me jurer de toujours te méfier des hommes. Tous, tu entends, ouldi** ? Sans exception. Tu me le jures, hein ? » Elle disait tout le temps ça, sa mère. Elle lui avait encore redit le jour de son départ pour la France avec sa tante Fatima. Comme à chaque fois, il l’avait juré, pendant qu’elle l’embrassait une dernière fois. Ou qu’elle l’étouffait plutôt, serré qu’il était entre ses bras et ses seins. C’était à ça qu’il avait compris qu’elle mentait, quand elle lui avait dit qu’elle viendrait le rejoindre « très bientôt, si Dieu le veut inch’Allah ». Soit « très bientôt » voulait dire « dans longtemps » chez les grandes personnes, soit Dieu voulait pas.

Pendant que Soheil repensait à sa mère, le gars avait ouvert la porte côté passager. Après tout, il pouvait monter, il trouverait bien un truc à un moment. Il trouvait toujours. La seule chose dont il était sûr, c’était qu’il ne rentrerait pas chez lui ce soir. Et encore moins chez l’autre menteuse de Fatima.

Surtout, il avait envie de savoir comment c’était de rouler dans une caisse comme celle-là. « Mets ta ceinture, lui ordonna le gars. Je suis à peu près sûr que t’as pas le droit d’être devant, mais ça ira. Et grouille, je suis fatigué. »

Soheil s’exécuta, trop content de s’installer dans un fauteuil en vrai cuir, et déposa son cartable à ses pieds – il allait en avoir besoin bientôt de son cartable. À l’avant, le tableau de bord faisait penser à une cabine de vaisseau spatial, avec son ordinateur en couleur et ses lumières partout. Il écoutait le bruit du moteur et imagina un instant qu’ils allaient décoller.

 


* Bidonville du quartier de Sidi Moumen, à Casablanca.

** « Mon fils » en arabe.

 


Image de une : Paris. © DR