Paris, le 31 août 2015. Thomas, jeune cadre ambitieux, vient d’obtenir la promotion qu’il attendait. Il n’aura pas le temps de savourer sa victoire : Sophie, sa compagne, a disparu. Alors qu’il part à sa recherche, il croise le chemin d’un enfant. Quatrième partie.

 

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C’était une gare, mais pas la bonne. Soheil était soulagé. Il fronça les sourcils et fit semblant de chercher une rue ou un détail pendant un long moment. Il devait laisser ce type croire qu’il y mettait du sien. « Nan, je reconnais pas. Je suis perdu, hein ? » Le gars semblait enfin avoir pitié de lui. Il l’entendit soupirer, puis le vit poser sa tête sur ses mains accrochées au volant en cuir. « C’est pas grave, bonhomme, on va trouver, t’inquiète pas. » Soheil avait pris l’air triste et avait penché un peu la tête. Mais pas trop. Ça marchait avec Larbi, dans son quartier. L’épicier donnait souvent quelques dattes à Soheil, en plus du yaourt. Il l’aimait bien, Larbi. Il avait jamais rien volé dans son épicerie, alors qu’il aurait pu. Mais sa mère lui disait que Kariane, c’était comme une famille, qu’ils étaient tous dans la même galère. Pas comme avec ceux d’Anfa*. Eux, ils avaient de grandes maisons près de l’océan, de l’argent, plusieurs voitures, un gardien et des bonnes – des filles du bidonville qu’ils logeaient dans les sous-sols. Un toit et des restes de nourriture en échange d’une vie d’esclave. Soheil se méfiait toujours quand il croisait un de ces riches d’Anfa sur la corniche, parce que même s’il faisait rien, il se faisait traiter de « bon à rien », de « sale chien » ou pire, de « porc ». Quand ils rajoutaient pas un coup de pied, les bâtards ! Il préférait encore l’enfer de Kariane Central, au moins tout le monde s’aidait. Comme quand il y avait des inondations à Sidi Moumen, que l’eau rentrait par les toits des baraques, que le sol en terre se transformait en boue et envahissait les tapis sur lesquels il dormait. Hicham, le voisin, leur apportait des tôles, à lui et à sa mère, qu’il avait récupérées sur un chantier ; en échange, Soheil lui portait des bidons d’eau quand il en trouvait. Il lui avait aussi montré comment faire une table basse pour le thé avec une vieille palette. Elle était fière de lui, sa mère, quand il lui avait offert. Ils vivaient peut-être l’enfer sur terre, mais c’était finalement moins dur ensemble. Maintenant qu’il était seul, il comprenait ce que ça voulait dire « ensemble ».

 

9

Mais qu’est-ce que je foutais ? Il était pas loin de deux heures du mat ! Et j’étais là comme un con à trimballer un môme qui sortait de nulle part, au lieu d’être chez moi à attendre Sophie. Demain matin, Pierre m’attendait avant huit heures, pour présenter mes nouvelles fonctions à tout le département Qualité de P&S ! Demain devait être ma journée, bordel ! Tous les mecs du service m’envieraient enfin et viendraient me féliciter, en espérant que je finisse à mon tour par repérer le potentiel qu’ils s’imaginaient avoir. Surtout, cette promotion me désignait comme le successeur de Pierre, qui ne cachait pas son ambition de prendre une place au CoDir**. Ce n’était qu’une question de temps si j’assurais. Un an ou deux, tout au plus. En décembre, j’aurai seulement 35 ans. Qui sait jusqu’où je pourrai grimper dans l’organigramme de P&S ?

Et les caprices de Sophie ou de ce gamin allaient gâcher tout ça ? J’avais pourtant tout bien fait, putain ! Alors que, merde, c’était pas gagné ! Mes parents m’avaient soutenus, hein, si on peut dire… à leur niveau. Enfin, mon père surtout, parce que ça faisait bien devant les clients de l’épicerie de Blois que son fils unique réussisse un concours d’école d’ingénieurs à Paris. Il m’avait filé de l’argent en cachette de ma mère quand j’étais raide. Ma mère, elle, elle n’avait jamais rien compris à ce que je faisais. Elle n’avait jamais essayé. Elle aurait préféré que je reprenne l’affaire dont ils avaient hérité. Elle n’avait jamais accepté aucun de mes choix de vie. Le dimanche où je lui avais présenté Sophie, elle s’était retenue de faire des remarques désagréables, mais elle ne demandait jamais de ses nouvelles au téléphone. Trop intellectuelle à son goût, trop parisienne, trop jolie, trop heureuse aussi. Bref, son opposée. Ma mère était dépressive de naissance. Je ne me souviens pas l’avoir jamais vu rire.

Avec leur divorce, ça ne s’était pas arrangé. Depuis que papa l’avait quittée pour Babeth – une des clientes de l’épicerie, jolie petite brune de 53 ans, veuve et passionnée de voyages –, au moins, elle avait une excuse. Elle vivait cloîtrée, en attendant de vendre l’épicerie qui n’intéressait personne, pendant que mon père s’offrait une seconde jeunesse grâce à la maison d’hôtes qu’il avait ouvert à Bali avec Babeth.

C’était peut-être à cause d’eux et de toutes ces conneries que Sophie s’était barrée ce soir. Elle avait dû se dire qu’elle ne pourrait rien construire avec un mec qui se traînait une famille de tarés. Que je devais être aussi tordu qu’eux. Les chiens ne font pas des chats, c’est bien connu. Et dire qu’elle s’étonnait que je ne sois pas chaud à l’idée d’avoir un enfant. Se reproduire, l’acte le plus égoïste et le plus absurde qui soit. On s’était encore engueulé à ce sujet sur la plage cet été.

La tête sur le volant, je mesurais l’ironie de la situation. Sophie m’avait quitté le soir où le destin me collait un gamin dans les pattes. Et j’étais infoutu de m’en débarrasser.

 

10

« Écoute, bonhomme, on va pas continuer à chercher une aiguille dans une botte de foin, alors je vais t’emmener à la police. Ils pourront nous aider à retrouver ta tante. Tu sais, elle doit être morte d’inquiétude et te chercher partout. » Soheil se dit que cette fois encore, il avait pas le choix. Il devait se barrer.

Il tenta d’ouvrir la portière. En vain. Il n’avait pas prévu le verrouillage centralisé automatique. Il était piégé. Pris de panique pour la première fois, il se mit à crier tout en s’excitant sur la poignée : « Je veux pas, t’entends ! T’as pas le droit ! Salaud ! Pas la police ! Pas Khalti*** ! Salaud ! »

Il répétait ça en boucle. De plus en plus fort. Thomas essayait de l’arrêter, de le raisonner, mais Soheil n’entendait rien. « Calme-toi ! Arrête ! Ça suffit ! » C’était à celui qui hurlait le plus. Les cris de colère se transformèrent en larmes, puis Soheil s’effondra en sanglots. Les réverbères du boulevard Diderot éclairaient son visage, écarlate, inondé de larmes et de morve.

Thomas s’était tu et fixait Soheil. L’enfant était recroquevillé sur lui-même, comme s’il voulait disparaître. Il suffoquait entre deux spasmes, pendant qu’avec ses mains, il tentait d’effacer des larmes qui ne tarissaient pas.

« C’est bon, je t’emmène chez moi. Tu vas pouvoir dormir. Tu veux ? » lui chuchota Thomas, la gorge nouée.

 


* Quartier de Casablanca.

** Comité de direction.

*** « Tante maternelle » en arabe.