La France, pays des Lumières et de l’universalisme, regorge de penseurs et de penseuses qui aiment se vanter de son héritage intellectuel : c’est le pays des libertés, de l’égalité, des droits de l’hom… de l’humain, de la « fraternité » et de la laïcité (choisie). Discuter cet héritage, ce n’est pas remettre en question les valeurs humanistes qu’il promeut, mais plutôt faire face à la réalité : à force de tours de passe-passe linguistiques, la France a accouché d’un racisme qui lui est spécifique. Qui ne se dit généralement pas à voix haute. Une pensée intolérante qui utilise le mot « racisme », tout en niant l’existence de races comme construction sociale. Qui, équipée de ses boules Quies, avance en ignorant la voix des concerné-e-s, ces « minorités » qui souffrent du racisme, alors qu’on leur assène que leur couleur de peau ne change strictement rien. Et sur ce sujet, Kiyémis a des choses à te dire.

 

En France, le concept de « la cécité aux couleurs » − le fait de penser qu’une société ne tient pas compte des origines ni de l’appartenance raciale − a la vie dure. On considère que supprimer le mot « race » de la Constitution est un progrès antiraciste (projet élaboré en 2013), et cette idée revient sur le devant de la scène très régulièrement. Pourtant, en 1992, le philosophe Étienne Balibar expliquait déjà les limites de cette action.

Finalement, on a l’impression que l’on va anéantir le racisme avec le simple fait de supprimer un mot de vocabulaire. Mais la réalité est loin – très loin – de ça. À propos de l’utilisation des termes « race », « racialisation », « racisé-e-s » et en conséquence de la soi-disant «essentialisation du débat sur le racisme, essentialisation qui relèverait elle-même du racisme », le site Paris-luttes répond parfaitement :

Cet argument est absurde : il n’est pas question de reprendre ces termes, mais de les étudier pour en révéler l’aspect socialement et historiquement construit, et de proposer une définition critique qui révèle cet aspect construit. Cet argument est donc à peu près aussi absurde que si on affirmait que parler de prolétariat pour critiquer l’exploitation reviendrait en fait à contribuer idéologiquement au capitalisme, en acceptant de nous reconnaître comme des prolétaires.

Bien que les situations sociales soient évidemment différentes et spécifiques aux pays concernés, il est intéressant de comparer la façon dont ces questions sont abordées ailleurs, notamment aux États-Unis. Par exemple, alors que le mot « race » se retrouve, sans que personne ne s’en émeuve, sur les écrans de CNN un soir d’élection présidentielle dans le but d’étudier les votant-e-s, en France, une alerte enlèvement dans laquelle apparaît l’expression « race noire » provoque une très forte réaction.

Expliciter le terme « color-blindness », cette fameuse « cécité aux couleurs », c’est également montrer comment, en s’appuyant sur l’effacement de l’histoire raciste et l’entreprise esclavagiste et coloniale françaises, on continue à utiliser des mots qui renvoient à des représentations de la race, sans jamais nommer ce terme. Et lesdites représentations perdurent jusqu’à aujourd’hui.

Ces mots sont presque exclusivement utilisés pour des gens qui ne sont pas blancs, pour décrire un comportement vu comme négatif et qui renvoie à leur appartenance à une race. Il existe un double standard concernant la perception sociale d’autrui : un-e individu-e racisé-e est toujours considéré-e selon sa couleur de peau et son appartenance religieuse (réelle ou supposée). Et il suffit d’allumer la télévision, de lire le journal – ou de sortir de chez soi – pour s’en rendre compte. On constate au détour des mots et de leur utilisation que l’on parle toujours de race, mais dans une sorte de litote permanente. D’autres termes viennent agrémenter la discussion, sont employés pour discuter de race et décrire des comportements qui seraient le fait de racisé-e-s exclusivement. On ne règle pas un problème en effaçant sa présence dans le dictionnaire, mais en le nommant, et en luttant.

En quelques exemples, cet argumentaire prend tout son sens (mais la liste est non exhaustive) :

On ne dit jamais à un-e blanc-he qu’il ou elle est trop communautaire ou communautariste. Quand bien même, il ou elle a 99 % d’ami-e-s blanc-he-s.

Ce n’est pas du communautarisme quand le ou la recruteur-se blanc-he écarte les noms des candidat-e-s qui n’ont pas une « consonance franco-française » (une pratique néanmoins interdite par la loi), parce que, dans l’inconscient collectif, ils ne font pas partie de l’Hexagone. Et ne nous y trompons pas, le mot « Hexagone » exclut aussi les habitant-e-s des DOM-TOM de l’idée que l’on se fait des Français-e-s (ce mot signifiant selon moi « blanc-he », sans le dire explicitement). Ici, l’intolérance renvoie à l’origine géographique : qu’importe la consonance de ton nom ou que tu possèdes la nationalité française finalement, quand tu as un signe qui renvoie à un « ailleurs » ou à une altérité. Dans l’esprit d’un-e recruteur-se raciste, c’est sa représentation de ce qu’il ou elle considère comme étant Français-e qui compte, pas la réalité d’une origine linguistique d’un nom ou la nationalité.

Pas de communautarisme non plus quand le ou la directeur-trice d’une boîte explique à son vigile (souvent noir) qu’accepter trop de gens noirs et arabes, ce n’est pas possible

Et pourtant, il y a ici comme une continuité. On observe dans ces trois cas une volonté d’exclusion, ou d’un entre-soi raciste. Car il est bon de préciser que discriminer sur la base d’une « origine » (au lieu de discriminations liées aux origines, on devrait parler de discriminations liées à une appartenance raciale, car c’est bien le fait d’appartenir à une catégorie racialement stigmatisée qui est le critère déterminant) est une action qui construit, favorise et entretient un entre-soi blanc.

On ne parle pas non plus de communautarisme quand on veut soulever la question de la répartition des richesses dans les DOM-TOM (qui, rappelons-le, sont des vestiges de l’empire colonial français).

Quand on dit « on ne veut pas de noir-e-s, d’arabes, de juifs-ves », ça veut bien dire « on veut rester entre blanc-he-s ». On se fait une représentation de ce qu’être blanc-he signifie, une connaissance inconsciente (ou non) de cette norme blanche et des règles qui la constituent. Ce comportement discriminatoire n’est pas vu comme étant communautariste, parce que la « communauté blanche » et « l’identité blanche » sont des notions qui sont généralement associées à l’extrême droite, aux droites extrêmes.

Les mécanismes d’exclusions des espaces (logement, travail, lieux de loisirs…) répondent de la même logique d’entre-soi. Les personnes racisées sont, au mieux, tolérées à la périphérie ou acceptées de manière exceptionnelle, au pire carrément repoussées (et cela est aussi un héritage de notre histoire).

Et la langue française ne cesse jamais de nous ravir. Par exemple, selon le-la locuteur-trice, le mot « intégré-e » sous-entend en fait « non blanc-he ». La notion d’intégration rappelle que le sujet est par défaut étranger, autre − les noirs, les arabes, les Indiens, les Asiatiques, les « musulmans » (voici encore un mot détourné, puisque la manière dont on l’utilise dans le discours public tend à racialiser ce groupe d’individu-e-s sur une base religieuse). L’intégration, c’est le problème des autres, celles et ceux dont on ne voit jamais la couleur ni l’origine, mais que l’on renvoie, avec ce terme, à leur différence. Ils et elles ne sont pas comme la « population majoritaire », ils et elles ne sont « pas d’ici », ils et elles ne rentrent pas dans les critères de ce qu’est la « normalité » du pays. Et la norme est ainsi réaffirmée.

C’est également le cas avec le mot « ethnie » qui, de la manière dont il est employé dans le langage courant, renvoie à la race. En effet, on ne dit jamais d’une personne blanche qu’elle est issue d’une ethnie. On ne définit pas les Ch’tis, les Briards, les Savoyards ou les Basques comme étant des ethnies. On ne dit pas non plus que les luttes indépendantistes bretonnes sont des « conflits ethniques », pas plus que les revendications des Flamands en Wallonie ou les attaques de l’IRA en Irlande. De la même façon, les shampoings pour les cheveux des blanc-he-s ne sont jamais appelés « produits ethniques ».

Ce terme est d’ailleurs bien souvent associé au mot « exotique » (les produits ethniques sont rangés dans le rayon exotique des magasins qui en vendent, par exemple), lequel renvoie assurément à un ailleurs.

À travers ces exemples – mais on pourrait parler d’autres expressions comme « jeune de banlieue », « vague d’immigration des années 1980-1990 » (l’extrême droite fait très souvent référence à cette vague d’immigration pour renvoyer au mandat de Mitterrand, qui aurait « laissé rentrer » beaucoup d’immigré-e-s. Cela a entraîné l’invisibilisation des personnes racisées présentes sur le territoire français depuis des décennies) –, on peut constater qu’en France, on fait constamment appel à une mécanique de détournement pour parler de race. La défiance à l’égard de ce mot exprime un malaise, quand bien même il est rappelé qu’il s’agit de race en tant que construction sociale. Et cela permet de justement souligner, par la dénonciation d’actes et de paroles racistes, la présence de cette construction, bien imprégnée au sein de notre société française. Banni du dictionnaire oui, mais pas des cerveaux. Cette même bonne société qui dit « black » sans sourciller, mais frôle l’AVC à l’idée de dire « noir-e ». On peut sentir ici l’absurdité et le déni.

Il est important d’expliciter le sens des mots, de souligner comment ceux-ci fonctionnent, et sur quelles représentations ces concepts s’appuient. Il faut les interroger systématiquement, les manier avec une extrême prudence. Il faut aussi rappeler l’importance d’un racisme latent et inhérent à la société française, car il est le fruit d’une histoire effacée qu’elle a voulu ignorer, afin d’éviter d’être accusée de faire de la « repentance ».

Pourtant, il est bon d’exhumer et d’interroger l’histoire de l’esclavage et de la colonisation française. Les représentations déshumanisantes qui transforment en groupe homogène les personnes nées durant cette période, et issues de catégories raciales stigmatisées, continuent de hanter l’imaginaire français, et notamment le langage. Il faut ainsi faire preuve de vigilance pour ne pas alimenter ces représentations, déconstruire brique par brique la suprématie raciste blanche, dont les fondations nous résistent encore et toujours.

 


Pour aller plus loin :

  • « Le communautarisme, cette chimère toxique » : le sociologue Fabrice Dhume s’interroge sur cette notion de communautarisme dans l’émission de France Culture « La Suite dans les idées », de Sylvain Bourmeau.
  • « Décoloniser la France » : l’écrivaine Léonora Miano questionne les représentations françaises issues de l’époque de l’esclavage et de la colonisation, toujours dans l’émission de France Culture « La Suite dans les idées ».
  • « L’universel lave-t-il plus blanc ? » de Horia Kebabza, sociologue à l’université de Toulouse.
  • À paraître en 2017 et à suivre de très près : Resurrecting Slavery: Racial Legacies and White Supremacy in France, de Crystal Marie Fleming, aux éditions Temple University (en anglais).

 


Image de une : © Safwan Dahoul